Louis Malle : Gentleman provocateur part.2

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Par Super Seven

le 09/05/2023


DES POURRIS ET DES HOMMES

Loin d’être le plus cité parmi nos grands cinéastes français, son nom nous est quand même toujours familier. Et pour cause, la carrière de Louis Malle s’étend des années 50 aux années 90, une vaste période qui lui aura permis d’explorer les styles et mouvements, de la Nouvelle Vague française au renouveau de la fin du XXe siècle en faisant un détour par les Etats-Unis, d’où, probablement, la ressortie de son œuvre en trois temps, orchestrée par Malavida. La première partie, en novembre dernier, mettait en avant six films de sa première période française (Ascenseur pour l’échafaud, Les Amants, Le Feu Follet, Viva Maria !, Le Voleur et Le Souffle au Cœur), la deuxième – qui ressort ce 10 mai – revient sur la seconde de ces périodes, et la dernière, à venir en septembre prochain, portera sur sa période américaine.

Cette nouvelle vague de films du « gentleman provocateur » agit comme un pont entre les deux époques françaises de sa filmographie, puisque Lacombe Lucien (1973) a été réalisé avant son exil américain, tandis qu’Au revoir les enfants (1987) et Milou en Mai (1990) marquent son retour au sein de l’hexagone. Pourtant, les parallèles à dresser sont nombreux entre ces trois œuvres, comme si Malle n’avait finalement jamais quitté la France.  

L’une des particularités — et sans doute force — de Louis Malle réside en sa faculté à brosser le portrait de personnages moralement complexes, sans jamais les juger. Dans Le Souffle au Cœur déjà, la relation incestueuse entre une mère et son fils n’est jamais directement condamnée par le metteur en scène, laissant le spectateur démêler la situation pour émettre son propre jugement. Bien évidemment, cette approche est loin d’être du goût de tous les spectateurs, et lorsque Malle récidive en s’attaquant cette fois à l’un des pans les plus sensibles de notre histoire récente – l’occupation et la dualité résistance/collaboration –, il s’expose à des accusations de fascisme de la part de spectateurs jugeant que son film est un affront à la mémoire des résistants, ce qui entraine par la suite son exil de l’autre côté de l’Atlantique.

C’est pourtant bien mal comprendre Lacombe Lucien que de lui prêter l’adjectif de fasciste. Bien plus proche du Conformiste de Bertolucci que d’un manifeste à l’encontre des résistants, c’est une étude subtile des petits détails et de la suite d’évènements qui peuvent faire basculer un homme dans les pires travers. Tout comme le personnage de Trintignant dans le film de l'italien, c’est plus par « non-choix » que le protagoniste rejoint le « camp du mal » que par idéologie. Le jeune Lucien se voit refuser l’entrée dans le maquis, et trouve donc son engagement ailleurs, chez ceux qui vont l’accepter en premier. Malle ne juge pas son protagoniste, de toute évidence victime de l’influence de l’idéal masculin qu’on lui fait miroiter. Il montre à quel point le destin et la construction d’une personne tient plus à son environnement social qu’à tout autre facteur.
C’est d’ailleurs une autre rencontre qui amène chez Lucien le sentiment le plus noble — l’amour — et qui va le faire douter de ses « choix », puisqu’il s’éprend d’une jeune fille juive qu’il tente finalement de protéger. C’est au milieu de la nature et des vastes étendues de la campagne française — que l’on retrouve également dans Milou en Mai — que Malle trouve ses plus belles séquences, moments précieux où l’horizon infini représente comme une mise à nue du personnage qui prend conscience de tous les chemins qu’il aurait pu emprunter. 
Incompris par une partie de la critique, il n’est alors que trop juste de réhabiliter ce récit nuancé jouant de son mélange entre la reconstitution historique d’une partie souvent occultée de l’Histoire et le portrait mélancolique d’un adolescent qui, derrière sa fierté et sa violence, cache un jeune homme en perte de repères.

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Lacombe Lucien (1973)

Comme un pied de nez à ses détracteurs, le retour de Louis Malle en France se fait au travers du thème qui l’avait fait partir. Dans Au revoir les enfants, il aborde un point de vue qui, de prime abord, peut paraître plus conventionnel : une histoire d’amitié entre un enfant catholique bourgeois et un autre qui cache sa judéité au sein d’un collège tenu par des pères carmes dont l’un deux est un résistant clandestin. Derrière cette intrigue se cache en réalité un traumatisme de jeunesse de Malle, qui a lui-même vu ses camarades juifs, et le père qui les a recueillis, être déportés, restant impuissant dans son statut privilégié face à cet acte. Au Revoir les Enfants est alors une manière pour lui de construire en Joseph — personnage le représentant — une version plus jeune de Lucien Lacombe, chez qui le sentiment d’injustice aurait été éveillé plus tôt. Une nouvelle fois sans émettre le moindre jugement, Louis Malle fait part de l’importance du déterminisme social qui a, entre autres, marqué sa jeunesse et l'a amené vers le cinéma. 
L’œuvre se veut très sobre, s’efface derrière les merveilleuses performances de ses deux jeunes acteurs, et montre la volonté du réalisateur de ne pas laisser le poids de ses souvenirs écraser un récit déjà intrinsèquement émouvant. Couronné de nombreuses récompenses prestigieuses (Lion d’Or à Venise, César…), il tourne la page sur cette partie de son histoire et se dirige vers un autre évènement marquant de la société française, qu’il aborde cette fois-ci avec une certaine légèreté.

Milou en Mai bénéficie sans doute du recul nécessaire pour aborder la période de mai 68 avec ironie et sarcasme. Il prend comme point de départ la mort d’une matriarche bourgeoise, et montre sa famille se réunir pour l’honorer (et surtout se partager ses biens), comme pour représenter la mort de la « vieille France » au profit d’une jeunesse fougueuse. 
Le film est semblable à Lacombe Lucien en cela qu’il présente une galerie de personnages aux réflexions conservatrices et qui passent bien souvent pour des êtres stupides, mais toujours dépeints sans mépris comme étant dans leur position malgré eux, par leur statut social. La révolution étudiante et la libération sexuelle se font loin de leur microcosme, qui représente pourtant tout à fait les évènements se déroulant à l’échelle de la nation : des relations tendues et des règlements de compte, un combat pour se partager les biens et sauver la maison… On suit alors les déboires familiaux — entre tromperies et tentative d’orgie quasi-incestueuse — avec un grand amusement, et Malle se fait le malin plaisir de pousser le ridicule à son paroxysme plus le film avance. 
En effet, durant les deux premiers tiers, les mouvements sociaux sont présents en toile de fond, à la radio ou bien lors de discussions autour d’une table richement garnie, telle une menace invisible que la famille ne peut prendre au sérieux que si elle s’approche de leur campagne tranquille. Conscients de leur statut et du changement de direction du vent, ils prennent la fuite et donc, le temps d’un instant, la place des opprimés – du moins dans leur esprit.

C’est là tout le génie de Malle, de parvenir à adresser les conflits, les questionnements moraux et les disparités sociales en ne les faisant que très rarement entrer directement dans le champ. Qu’il s’agisse de Lucien, de Joseph ou bien de la famille de Milou, leurs histoires, à leur petite échelle, sont suffisantes pour refléter ce que le spectateur ne connaît déjà que trop bien. 
Si Malle s’applique tant à ne pas juger ses personnages, c’est car ils sont finalement insignifiants face à l’histoire. Les pourris sont les hommes, et vice-versa. 


Pauline Jannon


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Milou en Mai (1990)