Compte-rendu de festival : Les Monteurs s'affichent

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Par Super Seven

le 04/04/2024


Il est plutôt communément admis, dans notre cher milieu du cinéma, que le montage est considéré comme la troisième écriture d’un film. Pourtant le métier de monteur / monteuse est encore considéré comme un travail de l’ombre, voire – et il s’agirait de chasser cette idée reçue une bonne fois pour toute – comme un travail en solitaire. C’est la raison pour laquelle, en 2001, est née Les Monteurs Associés, une association française de monteurs et monteuses, qui tend à rassembler ces praticiens autour de films, d’interviews et de discussions en table rondes pour rompre avec l’invisibilisation inhérente à la profession.

L’édition 2024 promettait d’ailleurs d’être politique et engagée, amorcée par le documentaire Little Palestine, journal d’un siège qui a immédiatement donné le ton en tant qu’évocation évidente de l’actualité, majoritairement filmée à hauteur d’enfants. Abdallah Al-Khatib montre ici son quotidien ainsi que celui des habitants de Yarmouk, ancien camp de réfugiés palestiniens en Syrie, entre instants volés de joie, d’entraide et de résilience, loin des stéréotypes véhiculés par certains médias. Les enfants, à l’aise devant la caméra, rieurs et enthousiastes, incarnent un renouveau et transmettent avec eux une pureté qui jurent avec le climat ambiant. Ils impressionnent, nous remettant à notre place en faisant preuve d’un tel courage face au régime répressif et à la menace des bombardements, grâce à l’espoir qui perdure en eux. Ils sont de toute évidence atteints par ce qui leur arrive mais leur manière de réagir les rend héroïques. Leur candeur est justement ce qui leur permet d’avancer, de continuer à croire à l’avenir ; de quoi méditer sur notre propre lâcheté : un jeune garçon, tout sourire, dit souhaiter voir son grand frère revenir à la vie tandis qu’une petite fille, Tasnim, n’est pas effrayée par le bruit des bombes, alors qu’une vient de toucher l’immeuble juste en face du parterre où elle s’est assise. Sans jamais faire la leçon ni tomber dans un pathos outrancier – on notera l’évitement rigoureux de la représentation en gros plan des corps de victimes dans un refus du sensationnalisme –, Little Palestine sait questionner, rebattre les cartes sur des conflits en nous en offrant un contrechamp.

C’est une autre menace qui plane dans El Agua d’Elena Lopez Riera, lequel conte une histoire d’amour entre une jeune fille, Ana, et un nouvel arrivant, Jose, alors qu’une tempête menace de faire déborder la rivière qui traverse le village. S’éparpillant souvent dans ce qu’il souhaiterait raconter, avec en son cœur le mythe d’une inondation possible, le film est justement cimenté par cette catastrophe qui pèse sur les habitants du village en les faisant rester unis dans la célébration, dans la quête collective d’une forme d’évasion. A la fois au milieu et à la marge, Ana, adolescente vivant ses premiers émois, partage le plus clair de son temps entre son idylle balbutiante avec Jose, son groupe d’amies et sa jeune mère dans un cumul de relations aussi teintées d’affection apparente que d’animosité sous-jacente. El Agua paraît toutefois rater sa cible en étirant maladroitement ces séquences intimistes, qui valent surtout pour le témoignage d’amour et la tendresse d’Elena Lopez Riera pour ses actrices et ses acteurs. Son envie de saisir leurs visages, d’être au plus près des corps moites sous le poids de l’humidité pour partager leurs expériences et les rendre attachants efface la menace de l’inondation qui manque de terreur dans son incarnation comme métaphore de l’adolescence. Demeure une pudeur très appréciable, loin d’une sexualisation non désirée à laquelle peuvent être encore trop exposé(e)s les adolescent(e)s. Bien qu’en proie au désir charnel, les personnages d’El Agua sont loin d’être réduits à des bouts de viande que l’on malmène et sont dotés plutôt d’une humanité restituée par un montage précieux de Raphaël Lefèvre, qui sait laisser vivre les cadres et ceux qui les habitent.

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El Agua - Elena Lopez Riera

L’autre intérêt de la manifestation est sa soirée consacrée aux courts-métrages, médium toujours nécessaire pour saisir différemment certains enjeux, avec une sélection ne laissant pas de répit sur la situation du monde et la prise de conscience de l’isolement des plus démunis.

Si Safe de Ian Barling et Chute de Nora Longatti évoquent de près ou de loin la pression de la société sur un individu, Tsutue de Amartei Amar, Ici s’achève le monde connu d’Anne-Sophie Nanki et La Canicule de Tyliann Tondeur-Grozdanovitch abordent le deuil et/ou la disparition (potentielle) d’un être cher. Le malaise palpable est au cœur de Safe, avec une tension qui se resserre sur le gérant d’un casino dont le fils se retrouve dans une fâcheuse situation, recherché par la police, sans pour autant ressentir une once de culpabilité contrairement à son paternel. Cette tension est amplifiée par l’absence de musique, avec des plans d’abord très larges qui laissent deviner ce qui risquer de clocher tout en amorçant un sentiment de vertige, avant de se resserrer brutalement sur le binôme enfermé dans un cul-de-sac mental. C’est par l’absurde qu’un autre type de malaise émerge dans Chute, de ceux qui nous incitent à rire nerveusement à travers la situation répétée de cette jeune femme qui tombe continuellement. Sans qu’on ne sache jamais si elle est sujette à des malaises vagaux ou s’il s’agit d’une manière non banale d’attirer l’attention, le film fait s’interroger sur le but réel du personnage. Ses malaises seraient-ils dus à l’étouffement imposé par un environnement hostile (d’ailleurs rares sont les personnes qui cherchent à venir à son secours) ? Dans l’hypothèse de la fabulation, difficile de ne pas y voir justement un test pour les personnes autour d’elle, vivant dans le même appartement, ou passant dans la rue, pour espérer une réaction, un semblant d’aide et de bonne intention. Derrière une certaine culpabilité recherchée, se cache surtout une quête d’empathie chez l’autre dans ces deux courts métrages, questionnant frontalement la responsabilité face au mal-être apparent.

Un même jeu d’opposition-miroir relie la démarche fantastique de Tsutue et celle plus naturaliste de La Canicule. Tous deux utilisent un montage d’images énigmatiques, difficiles d’accès car contenant peu de dialogues, consciemment étouffées par une aura surréaliste pour l’un, et par une chaleur écrasant la chair nue des personnages dans l’autre. Ce sont des œuvres qui révèlent progressivement, à force de patience, qu’un deuil a eu lieu, et que, dans les deux cas, l’isolement, voire le mutisme en est la conséquence. La perte de l’être cher plonge dans une solitude qui s’impose définitivement et peut, au choix, nous laisser dans le vague à se conforter dans un déni d’apparence rassurant (Tsutue) ou faire sentir le temps s’écouler, très lentement, comme si la vie se prolongeait infiniment, dans un étirement qui tiendrait lieu de stagnation due au malheur (La Canicule). L’incompréhension et le désespoir s’invitent tout autant dans Ici s’achève le monde connu, auquel s’ajoute l’acharnement à devoir avancer malgré la douleur. Peu de chance pour les personnages de s’échapper de la colonisation qui les enferme sans une part de sacrifice… Cette tentative d’émancipation ne laisse pas de répit à une femme indigène, tout juste jeune maman d’un bébé qu’elle tente de protéger, accompagnée d’un captif africain ne cessant de rappeler à cette dernière son alliance avec un colon. La beauté de l’environnement qui les surplombe n’empêche pas la rude réalité de les rattraper, jusqu’à pousser la jeune femme à commettre le meurtre de son propre enfant en le noyant, comme pour le faire échapper d’un monde déjà trop rude pour lui… Une soirée placée sous le signe de la déstabilisation, loin de certaines zones de confort dont les longs métrages abusent sûrement trop facilement. Cette pluralité de regards traduit en tout cas une volonté commune, celle de replacer l’humain – dans toute son altérité – au cœur de la discussion.


Talia Gryson