L'après-séance 01 : Les Feux de la rampe

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Par Super Seven

le 05/02/2023
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Tous en scène - Vincente Minnelli (1953)

Le vendredi 27 janvier, dans le cadre de notre séance mensuelle aux Écoles Cinéma Club, nous vous invitions à découvrir Les Feux de la rampe de Charlie Chaplin. Super Seven a depuis sa création pour principe directeur l’ouverture au cinéma d’hier, pour le rendre plus accessible, pour inviter à partager notre passion, nos envies de découvertes. D’où ce premier après-séance, occasion d’aller plus loin encore, en explorant ensemble les thèmes que soulèvent le film diffusé et de créer des liens, naviguer vers d’autres œuvres.

Les Feux de la rampe est un cri d’adieu. Chaplin y met en scène un comédien à son image, vieillissant. Ayant perdu les faveurs du public, ce dernier se perd dans l’alcool jusqu’à ce qu’une rencontre change sa vie : celle d’une jeune ballerine en train de se suicider, qu’il sauve et prend sous son aile. Une amitié naît alors, chacun soignant les blessures de l’autre.

Difficile de ne pas voir Chaplin ici comme l’artiste en bout de course qui cherche un dernier tour de piste. Un thème récurrent qui irrigue également Tous en scène de Vincente Minnelli, sorti un an plus tard, où un acteur en fin de carrière accepte de jouer dans une pièce musicale écrite par deux amis. L’échec cuisant de la première représentation de celle-ci impose un remaniement, avec cette fois-ci l’implication de sa partenaire de danse jouée par Cyd Charisse. A l’instar des Feux de la rampe, Tous en scène apparaît comme un miroir de la vie de sa star, ici Fred Astaire, à l’instant T de a carrière. La cinquantaine passée, il se sent sur le déclin et bien moins talentueux que sa partenaire (l’actrice comme son personnage), qui vient de la danse classique ; à noter sa gêne réelle quant à leur écart de taille, en sa défaveur. Ces frictions se retrouvent à l’écran, et de cette fusion de l’acteur et du personnage, de la fiction et du réel, ressort une grande comédie musicale classique, dans la lignée de Chantons sous la pluie. Aussi, comme dans ce dernier, le film se veut être une mise en abyme du processus de création d’une comédie musicale. Minnelli y ajoute toutefois un petit supplément d’âme, qui me fait personnellement préférer Tous en scène à son illustre prédécesseur. Sa genèse nous est peut-être opaque, mais difficile de ne pas succomber à l’acteur qui se joue lui-même, qui ressent avant de nous faire ressentir.

Cela dit, Chaplin et Astaire ne jouent pas seuls, et l’aspect salvateur déjà décrit de la relation des Feux de la rampe trouve son écho ailleurs. Si le sauvetage d’une jeune femme après une tentative de suicide rappelle la fin de La Garçonnière de Billy Wilder, cette dimension curative de la relation apparaît plus clairement loin des frontières américaines, notamment au pays du soleil levant. Ainsi, cette dynamique particulière est assez récurrente dans le travail de Ryūsuke Hamaguchi. Par exemple dans Drive My Car, où un acteur vieillissant et sa chauffeuse, deux âmes brisées par la vie, s’aident mutuellement à aller de l’avant. On peut aussi trouver une relation similaire dans le dernier segment des Contes du hasard et autres fantaisies, avec deux femmes qui ne se connaissent pas mais qui vont, ensemble, exorciser leurs peines. Les approches sont néanmoins différentes. Chez Chaplin, la relation naît d’abord d’actes concrets, là où Hamaguchi préfère le verbe. Les personnages parlent, s’ouvrent petit à petit à l’autre et surtout s’écoutent. La parole libératrice leur permet d’extérioriser leurs sentiments enfouis et de panser les plaies du cœur. Cette guérison se fait sur le temps long de l’échange offert par la réalisation minimaliste d’Hamaguchi.

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De l'eau tiède sous un pont rouge - Shohei Imamura (2001)

Ce type de liens transparaît aussi dans deux des derniers films de Shohei Imamura. Plus “sage” qu’à ses débuts, le maître met également en scène des âmes égarées qui se rencontrent. Là encore, dans L’anguille, un ancien criminel devenu coiffeur sauve une jeune femme d’une tentative de suicide. Celle-ci rejoint son salon en tant qu’employée et essaye de briser la forteresse mutique derrière laquelle il se cache ; seule une anguille a droit à ses confidences. Plus léger et fantaisiste, De l’eau tiède sous un pont rouge montre un quarantenaire fraîchement licencié qui, à la recherche d’un trésor, en trouve un autre en la personne de Saeko, une femme qui possède une caractéristique particulière que je m’abstiens de vous révéler. Imamura opte pour un angle autre que celui de Chaplin ou Hamaguchi. Fidèle à lui-même, il livre véritables fables sociales. Même sans la fougue de sa jeunesse, il n’a de cesse de filmer les marginaux et les exclus de la société, qui sont ici respectivement un criminel en réinsertion et un quarantenaire mis au chômage. Cette volonté traverse sa filmographie depuis ses tous premiers films, comme Cochons et cuirassés par exemple, où il filme gangsters et prostituées. Avec sa réputation de réalisateur “anthropologue”, il donne là une certaine idée de la société japonaise de la fin des années 90 et du début des années 2000 qui, à défaut de la rage de ses débuts, marque un tournant vers un regard plus humaniste.

Dans une certaine mesure, il est possible de rapprocher Les Feux de la rampe d’Un singe en hiver d’Henri Verneuil. Un vieil homme plongé dans l’ennui et un jeune homme perdu. Une dernière fois, la vie du vieil homme s’égaye et celle du jeune homme prend un nouveau départ. Sans avancer maladroitement que boire de l’alcool avec excès est un bon conseil de santé, la boisson est ici est le vecteur de la dimension curative et de cet échange entre deux générations : celle d’Albert Quentin, propriétaire de l’hôtel Stella à Tigreville, et de Gabriel Fouquet, amoureux éperdu et torero à ses heures perdues ; et, à travers eux, celle de Jean Gabin, le vieux briscard, et de Jean-Paul Belmondo, le jeune premier. Toujours en France, Peau d’âne n’est, lui aussi – et étrangement –, pas si loin. Par la différence d’âge, le rapport entre le comédien et la ballerine a tout pour être celui d’un père avec sa fille, sauf que cette dernière veut se marier. La fée de Jacques Demy n’étant pas là pour expliquer qu’on ne marie pas ses parents (même adoptifs), c’est le vieux clown, conscient de l’impossibilité de l’idylle, qui part volontairement pour la libérer, afin qu’elle puisse vivre sa vie avec celui qui, à ses yeux, la rendra plus heureuse : le compositeur Neville.

C’est également le cœur du Goût du Saké de Yasujiro Ozu, son dernier film. Un père veuf vit avec son fils aîné et sa fille, laquelle s’occupe de tous les travaux de la maison. Lors d’une virée au bar, à boire du saké avec ses amis, ceux-ci le pressent de trouver un mari pour son enfant. Que faire alors ? La maintenir égoïstement sous son emprise pour garder le confort d’un foyer bien tenu plutôt que se laisser submerger par ses peurs (De la solitude, de l’abandon) ? Ou la laisser partir, vivre sa vie ? Une histoire universelle, filmée à distance comme Ozu sait si bien le faire, afin de nous rendre observateurs des dynamiques qui agitent le Japon à l’heure de la modernité avec, notamment, les femmes qui commencent à s’emparer de l’espace social.

Mais que dire de toutes ces variations autour de sujets proches de l’œuvre de Chaplin ? Certaines ont évidemment une valeur sociale. Les films d’Imamura ou celui d’Ozu ont l’ambition de dire quelque chose de la société dans laquelle ils sont tournés, là où Les Feux de la rampe a une approche plus classique dans la tradition du mélodrame. Pour les autres, il faut y voir des films d’acteurs. Hamaguchi a déclaré que « Ce sont toujours les acteurs qui commandent la mise en scène » ; Verneuil laisse toute la place de s’exprimer à Gabin et Bébel. Aussi, ce n’est pas un hasard si ce qui reste en tête de Tous en scène n’est pas le nom de son auteur (bien que la mise en scène de Minelli joue bien évidemment un rôle plus que certain dans la réussite du projet) mais ceux de son duo d’acteurs/danseurs iconique. Et Les Feux de la rampe est lui-même de cette trempe-là. “Un acteur qu’on écoute plus, qu’est-ce que c’est ? Un homme perdu, mon petit vieux !” clame Jean-Pierre Marielle dans Les acteurs de Bertrand Blier. Or, ce qui nous touche ici, ce n’est pas l’homme perdu Calvero mais l’homme perdu Chaplin. La mélancolie dans ses yeux, dès la scène d’introduction, est si belle, mais surtout cette dernière scène, qu’il choisit de partager avec son rival de toujours, Buster Keaton, unique et ultime réunion de deux grands artistes, sous les feux de la rampe.


Marc Thibaudet


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Les Feux de la rampe - Charlie Chaplin (1952)