Les 400 coups : Truffaut, l'art du mensonge

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Par Super Seven

le 28/10/2024

Ce titre, Les 400 coups, ne fait que nous ramener à l’un des principes que François Truffaut étudie : la liberté. Les coups en question sont ceux d’Antoine Doinel (Jean-Pierre Léaud), jeune garçon rebelle brisé par les mensonges familiaux, lesquels l’invitent à voir son innocence s’évaporer, entre consommation de tabac, de vin et tentatives de vol. Antoine est un enfant sans repère – ni mère –, sans parents en somme. Non pas qu’ils soient morts (encore que, on y reviendra) mais il ne croit plus en l’idéal familial, seule sa maison tient lieu de refuge, aussi précaire soit-il.

Le père Doinel prévient son fils que sa mère ne rentrera pas, retenue au boulot et c’est dans cette ironie dramatique – permettez du terme – que s’installe un profond malaise, d’abord chez nous spectateurs mais aussi dans la maison. Elle revient tard dans la nuit, passe devant le lit d’Antoine qui fait semblant de dormir, et une dispute éclate dans la pièce voisine entre les deux parents. Antoine subit cette querelle de plein fouet, la caméra fixant son seul visage fermé pour laisser les cris résonner en hors champ. Une explosion qui jure pourtant avec les autres discussions plus anodines mais le mensonge plane et les épaules d’Antoine sont trop fragiles pour le supporter – et ce légitimement. La figure maternelle est ainsi détournée de sa fonction – conservatrice – de protection pour devenir l’antagoniste des 400 coups, l’origine même du poison mental qui ronge secrètement son enfant. Le spectateur, lui aussi, se retrouve impliqué dans les embrouilles conjugales et les tromperies mystiques, grâce à des phrases courtes que Truffaut justifie par un souhait « d’intéresser les gens », manipulation qu’il lie à la littérature dans la même citation :

« Oui, l’idée est d’intéresser les gens, comme on le ferait en littérature avec une succession de plusieurs phrases courtes. [...] Ainsi, le spectateur est plus impliqué dans l’action que si cela était fait depuis l’extérieur, de façon documentaire. » (François Truffaut. La leçon de cinéma, Editions Denoël, 2021)

Si le personnage d’Antoine Doinel peut être appréhendé d’un point de vue anthropologique, dans son rapport au mal ou bien notamment, une approche psychanalytique paraît tout aussi pertinente. Qu’est-ce qui pourrait non pas excuser mais expliquer chacun des actes d’Antoine ? L’innocence originelle à laquelle se confronte l’adolescence est la meilleure réponse qui vient en tête, pourtant ce n’est sûrement pas la seule. Le point de départ des coups est bien ce tumulte de mensonges, de magouilles même, à partir desquels l’enfant construit son adolescence en même temps que son innocence, elle, se déconstruit. La fausseté – entre cachotteries, bobards et trahisons – parasite et rythme le film, à tel point qu’Antoine simule la mort de sa mère pour justifier son absence à l’école. Cela intervient d’ailleurs quelques scènes après qu’il surprenne celle-ci avec un autre homme ; un détail qui pourrait ne pas demander plus de vigilance même s’il est congru de lier ces deux événements, le jeune homme faisant le deuil d’un statut maternel à présent oublié ou sali tout en sauvant sa peau face au maître d’école. Cette tromperie est également le point de départ d’un deal entre la mère et son fils : elle tente insidieusement d’acheter son silence en lui proposant une récompense contre de bonnes notes. Le père, lui, se retrouve dindon d’une farce dont il n’est pas réellement dupe, qui brise petit à petit la famille Doinel. Embrassant ce morcellement, le film se forme sur le terrain tel un puzzle que l’on assemble pièce par pièce, sans réel modèle. Cette particularité le rend bien plus vivant, naturel puisqu’il ne répond pas à un squelette prévu en amont du tournage ; le réalisateur est libre et dessine son oeuvre comme il l’entend à l’instar d’Antoine qui enchaîne les décisions prises sur des coups de tête, toujours en réaction à une scène précédente (un coup de poing au camarade l’accompagnant après avoir été viré de cours pour plagiat – excès de zèle malheureux pour remplir sa part du marché susmentionné –, le mensonge sur la mort de sa mère suite à la triste découverte de l’adultère…).

Les 400 coups est ainsi le récit de la compromission de l'enfance qui mue progressivement en fresque de l'adolescence rebelle. L’aventure d’Antoine dans les rues sombres de Paris rappelle quelque peu La traversée de Paris (Claude Autant-Lara, 1956) ; là où Antoine s’échappe rapidement après sa tentative de vol de la machine à écrire de l’entreprise de son père pour gagner un peu de sou dans sa quête d’indépendance, Marcel Martin livre clandestinement de la nourriture en pleine occupation nazie pour subvenir à ses besoins. L’illégal et les péripéties nocturnes lient ces deux films bien que Doinel soit dépassé par les événements. Le retour de bâton le frappe violemment et en plein visage lorsqu’il se retrouve en garde à vue, considéré comme un réel criminel après son errance vaurienne : enfermé dans une cage, recroquevillé derrière des grilles, son corps est soudainement étouffé par le décor. Pour autant, Les 400 coups n’est pas seulement une fresque, c’est-à-dire une pure œuvre didactique et narrative. C’est plutôt une étude qui tendrait à répondre par bifurcations à une problématique profonde : qu’est-ce que l’adolescence ? Marcel Proust écrivait que « l’adolescence est le seul temps où l’on ait appris quelque chose » (A l’ombre des jeunes filles en fleurs, 1918, Folio classique, page 327), et il a assurément raison. Ces années sont le début de tout, de notre vie, parfois des problèmes, parfois de la liberté – ou non – mais c’est surtout la période de l’évolution, de la maturation. Qui dit évolution ne dit toutefois pas fixation, au contraire ; des erreurs, il y en a bien plus durant les années à venir. Elles sont bénéfiques sans être nécessairement toujours déterministes. C’est une totale antinomie, et Gilles Deleuze en est la preuve, lui qui affirmait dans le chapitre de son Abécédaire : E comme enfance (Pierre-André BOUTANG, 1995, Arte) avoir été un « élève médiocre » durant sa période écolière avant de devenir un philosophe et professeur de renom par la suite — une référence dans le domaine d’autant plus.

Cependant, si déterminisme il n’y a pas, enfance il y a. Avec elle, la joie, la construction identitaire, mais aussi – surtout – de nouvelles émotions, à l’exemple de cette scène. La caméra de Truffaut filme de face des dizaines d’enfants très jeunes – disons, de trois à six ans –, on ne voit que leurs visages heureux, dont un qui semble pétiller d’amour pour sa voisine. Tous, sauf le dernier cité, regardent avec attention et émotion un spectacle de guignols, en étant assis à même le sol. Soudain, un raccord avec les figures dures d’Antoine et René installe une dualité et révèle une différence de maturité entre deux tranches d’âges, aux caractères que tout oppose. Le sourire des aînés a disparu, eux qui ne sont plus que les observateurs lointains de l’innocence qui brille, encore un temps, dans les yeux de leurs prochains.


Erwan Mas


S7


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