Par Super Seven
Le mardi 25 février s’achevait au Champo une rétrospective de quelques films de Frank Capra. Elle avait commencé vingt jours plus tôt. On l’a vite compris, des sept longs projetés, six d’entre eux venaient accompagner la ressortie en version restaurée de L’Homme de la Rue (1941). C’est celui-ci qui était prétexte à l’événement, ou bien était-ce celle-ci — la restauration, celle de cet homme qui trônait en grand sur le fronton du cinéma.
L’homme c’est le référentiel du cinéma de Capra qui, quoi qu’on en dise, est un grand cinéaste. Souvent discrédité comme trop candide, cet humaniste sans concession est de ceux qui ont longtemps cru aux bonnes fées de l’Amérique. Il n’était d’ailleurs pas le seul mais lorsque les fées ont plié bagage, il était unique dans sa façon d’y croire encore.
Dans L’Homme de la rue, Gary Cooper incarne John Willoughby, hobo recruté pour incarner John Doe. Signataire d’une lettre ouverte publié dans un journal, au chômage depuis quatre ans, ce dernier menace de se suicider le soir de Noël depuis le toit de l’Hôtel de Ville. La lettre n’est pas la sienne, c’est une journaliste (Barbara Stanwyck) qui est coupable de ce vaste mensonge et qui se propose d’engager John pour que les soupçons de canular s’amenuisent. John Doe is a fake ! Et pourtant, John Willoughby n’est-il pas au fond cette création qu’est John Doe ? N’est-il pas lui-même cet américain anonyme, errant et désargenté ? Certes, d’idéal il n’en a point mais l’affaire, petit à petit, se complexifie : alors que John se met à croire aux valeurs de Doe, à croire qu’il est Doe, le milliardaire D.B Norton, possesseur du journal, exploite cette image créée de toutes pièces pour satisfaire ses ambitions de pouvoir et de présidence du pays.
La grande question que pose Capra est loin d’être naïve : comment les idéaux peuvent-ils être traduits dans le monde ? Ce qui serait naïf, ce serait de croire qu’il s’agit là d’un tautologisme idéaliste qui dirait en gros que les choses du monde sont comme elles sont et, qu’en plus, elles sont bonnes — à noter que la tautologie peut exceller au cinéma : Hawks tautologise comme il respire, mais il le fait en pragmatique. Capra, en bon chrétien, est conscient que seul Dieu peut tautologiser (« Je suis qui je suis ») : c’est pour cette raison que les figures de Capra sont toujours médiatrices — Le Fils ou la Fille — et que toute analogie divine passe dans une figure paternelle de substitution — insuffisante, car médiatrice elle aussi — ou morte ; le Père biologique meurt souvent chez Capra.
Tous les films de la rétrospective procèdent d’une même dichotomie : les choses de l’ici (le monde) ne sont pas celles de l’ailleurs (les idéaux). Premier recours chrétien pour réconcilier l’ici et l’ailleurs : l’imaginaire utopique. Il était réjouissant que Les Horizons Perdus soient projetées pour l’occasion — chose trop rare — car elles mettent en tension ce lien entre utopie et imaginaire : aussi idéal que Shangri-La puisse paraître, ce qui accrédite l’utopique de ce contre-monde c’est son substrat imaginaire dans la vision de chaque individu.
Second recours adossé au premier : le miracle. On a perdu de vue sa dimension proprement miraculeuse dans son cinéma : si Truffaut parlait de Capra comme d’un guérisseur, c’est que le miracle est le seul à pouvoir répondre aux situations incurables de ses films. Il en faut un — l’intervention d’un ange — pour que George Bailey ne se suicide pas à la fin de La vie est belle. Aussi, le happy ending capraien a souvent ce quelque chose de « volontariste » (Bourget) qui permet au social de se voir investi d’imaginaire mais qui, du même coup, lui confère une certaine mélancolie. Comme l’écrit Michel de Certeau : « les récits de miracles sont aussi des chants, mais graves, relatifs non à des soulèvements mais au constat de leur permanente répression. Malgré tout, ils offrent au possible un lieu imprenable, car c’est un non-lieu, une utopie. »
Un mouvement paradoxal se dessine à mesure que son cinéma évolue : plus Capra tâche de réaffirmer les idéaux dans le monde, plus une traduction-dénaturation de ceux-ci s’affirme. Le monde techno-médiatique s’impose lui-aussi, et en grande pompe. La clairvoyance cruelle à l'œuvre chez Capra tient dans le fait que les idéaux ne s’expriment pas sans médias : de même que pour le personnage/acteur — ces deux entités tendent à se confondre chez Capra —, l’incarnation est à la fois salut et damnation.
Échange impossible, récit quasi baudrillardo-foucaldien qui se déploie en au moins quatre temps dans son cinéma : 1. Mr. Deeds consent à prendre la parole et la salle d’audience l’écoute ; 2. Mr. Smith se bat pour elle, la gagne auprès du Sénat, mais les journaux possédés par Taylor l’écrasent ; 3. John Doe n’a pas d’identité en dehors du monde médiatique, le texte qu’il prononce est déjà écrit, il est une création ; 4. Contre-balancement de La Vie est Belle (1946), passage à une sphère en apparence locale et ordinaire mais où l’étau de traduction-dénaturation persiste, le système médiatique de répression est intériorisé, le voyeurisme devient « cosmique » (Carney).
Faisons l’hypothèse d’un dernier rempart humaniste de Capra face au post-humain : le résidu humain ou, autrement dit, la victoire du secret de la chair sur le Verbe. Car c’est là, au fond, que persiste la beauté de ses films.
« À la télé, l’acteur est une fonction. Au cinéma, il fut aussi une énigme » écrit Daney. Énigme de l’incarnation. Que nous dit le visage du sphinx à la fin de L’Homme de la rue ? Cooper ne trouve pas sa propre voix quand il s’attaque aux oligarques réunis chez D.B Norton, menaçant de révéler leurs intentions malhonnêtes et leur mépris du peuple au grand jour. Même s’ils sont spontanés, ses propos sont du même acabit que ses discours. En réalité, Cooper est devenu Doe et le pouvoir techno-médiatique de Norton s’en trouve pris à son propre piège : à vouloir des hommes-textes, on oublie que le texte ne se détruit pas sans en passer par la chair qu’il a marqué. Aussi, peu importe que la parole de Doe/Cooper soit étouffée à la convention nationale après qu’il ait été désavoué par Norton devant tous. Peu importe que ce dernier dise vrai, que John Doe soit une fiction endossée par Cooper, c’est la chair qui intercède à présent.
Ici point la tragédie : le masque de Doe est tombé mais personne ne voit que c’est le même masque qui gît sur le visage de Cooper, qu’il lui est comme collé à la peau et que derrière lui rien ne subsiste. Cooper ne saurait dorénavant exister autrement que par Doe : croire au Verbe c’est donc embrasser la destinée de Doe et se suicider pour faire vivre l’Idée (« The idea is still good » s’écrie-t-il à la foule) — en ce sens qu’il en va maintenant de la chair comme d’une relique. Pas d’existence propre en dehors de la mort : même paradoxe que dans La vie est belle où le suicide apparaît comme seul recours pour exister. Tout cela est très christique bien entendu. Mais à ne point s’y tromper car si Doe était le Christ, il deviendrait une fonction. Or c’est bien une énigme ici qui est posée par le visage mutique du sphinx : celle du substrat humain. Les autres s’approprient le Verbe et l’en délestent ; Cooper, baigné dans les contours ombreux du mythe, fait vaincre, par son silence, le secret de la chair : le désir de retrouver son humanité — qui reste secret.
Quelques considérations sur cette version restaurée s’imposent donc. Par manque d’éthique ou par croyance téléologique — au lecteur d’en juger —, notre Homme de la Rue se trouve comme recouvert d’un voile fanatique qui lisse tout, qui homogénéise toutes aspérités. Il ne s’agit évidemment pas d’un cas isolé, mais ces pratiques de restauration sont dommageables pour un tel film. On perd en texture, en relief, en profondeur des noirs. Mais pire que cela, on perd la sensation d’incarnation. Le visage semble parfois presque virtuel. Autrefois appréhendé analogiquement, le visage a maintenant ce quelque chose de la pauvre donnée dont l’origine est le fruit d’une simulation : le visage est comme chiffré, le code est comme sa propre fin. Peut-être que la chose n’est pas frappante pour qui découvrirait le film pour la première fois dans cette version mais le spectateur averti ne peut passer à côté.
L’expérience est donc frustrante mais, il faut le dire, amusante théoriquement. En perdant l’incarnation on peut croire à une version du film dirigée par son antagoniste, D.B Norton, soit une contre-version qui ferait de l’acteur une stricte fonction du texte. On se croirait à Pottersville. La crise de la foi est de taille pour le spectateur qui cherche à croire, malgré tout, à l’incarnation. Quelques moments sont suffisamment forts pour qu’on se dise que l’incarnation va parvenir à percer le voile. Il suffit de voir ces gens du tout-venant américain, membres d’un John Doe Club tout juste constitué, qui expriment leur gratitude à Doe pendant de longues minutes. La simplicité d’un remerciement sincère face au visage inerte de Cooper — doublé, derrière lui, par le portrait d’Abraham Lincoln — fait poindre un trop plein d’humanité qui déborde le code un instant seulement. Mais, c’est trop tard : le voile a volé la chair et l’énigme s’est envolée avec elle.
Benjamin Bray