Tour d'horizon(s) du cinéma de Jacques Deray

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Par Super Seven

le 29/03/2024

Lors de la présentation d’Un papillon sur l’épaule, première séance de l’hommage consacré à Jacques Deray lors du 11e Festival de la Cinémathèque Française (anciennement Toute la mémoire du monde), sa compagne raconte avec émotion que le papillon était l’animal totem du réalisateur, et que la légende court dans la famille que lorsque l’insecte vient voler parmi eux, c’est en vérité Jacques qui vient les saluer. Une explication qui, à elle seule, justifie le choix (étonnant sans cela) de diffuser en premier lieu le film le plus récent de la sélection et donne le ton de cette mini rétrospective qui illustre bien l’esprit du festival : une invitation intime à partager un bout de vie d’un cinéaste avec ceux qui l’ont connu et aimé.

Les quatre films proposés (sur la trentaine réalisée par Deray) se veulent témoins de l’éclectisme d’un cinéaste, dont les contours ne sont peut-être pas assez définis, que ce soit dans la forme, l’écriture et les horizons dévoilés.
On voyage au Japon avec Rififi à Tokyo (1963), du nord au sud de la France – avec un détour par la Belgique – dans Symphonie pour un massacre (1963), et enfin en Espagne dans Par un beau matin d’été (1965) et Un papillon sur l’épaule (1978). Un panorama non exhaustif certes – surtout quand on connaît le souhait initial de Gaumont et des personnes assurant la mise en avnat de l'oeuvre de Deray de proposer non pas quatre mais douze longs-métrages –, mais qui permet une vue sur l'œuvre du cinéaste au-delà du désormais cultissime La Piscine.

Les trois premiers titres correspondent au tout début de carrière de réalisateur de Deray, après s’être formé comme assistant aux côtés notamment de Gilles Grangier. S’inscrivant dans un certain classicisme, il s’amuse à y raconter des histoires de bandits dont les coups tournent mal mais qui gardent en toute circonstance une classe indéniable. Jean Rochefort en est l’incarnation parfaite dans Symphonie pour un massacre : gangster impassible qui trahit sa bande grâce à un plan parfait sur le papier, mais qu’il doit remanier avec sang-froid lorsque rien ne se passe comme prévu ; un faux billet qui se glisse dans ses liasses, un journal laissé au mauvais endroit… chaque détail compte et nombreux sont ceux qui le mettent à mal, même s’il parvient toujours à trouver une parade.
On croirait presque à son succès mais ce serait oublier le fatalisme de Deray, qui se donne bien du mal à faire monter la tension et créer des nœuds scénaristiques complexes pour couper brutalement le souffle du spectateur dans des fins qui ramènent un certain déterminisme au premier plan. A ce titre, Deray se place dans le sillon de cinéastes comme Jean-Pierre Melville, par leur tendance pour le polar froid, les destins tragiques et leur partage des vedettes françaises sur leurs affiches. Toutefois, résumer le cinéma de l’un comme de l’autre à ces points serait passer à côté des nombreuses variations qu’ils savent apporter.

Par un beau matin d’été, par exemple, répond à ces descriptions mais se distingue déjà du pur polar, ne serait-ce que par la dimension comique qui lui est insufflée. Deray est ici bien aidé par Michel Audiard aux dialogues, lequel donne du grain à moudre à Jean-Paul Belmondo qui navigue avec une formidable légèreté entre le sérieux de ses rôles chez Melville et le burlesque qu’il développe chez Philippe de Broca ou Gérard Oury. Tantôt impitoyable, tantôt charmeur, il est parfait en bandit de petite facture qui s’éprend de son otage, se perdant entre les menaces et la séduction. Des ingrédients qui permettent au film de gagner en bavardise en comparaison aux trois autres, plutôt économes de dialogues – ceux-ci sont des descriptions ou de simples faits à transmettre d’un personnage à un autre (transitant ainsi par le spectateur).
Bien entendu, il ne s’agit pas là d’un défaut, puisque c’est dans Un papillon sur l’épaule – le plus envoûtant des films de la sélection – qu’il pousse le curseur du mutisme le plus loin, avec un Lino Ventura perdu, errant dans Barcelone sans parvenir à comprendre aucune des nouvelles embûches qui se placent sur sa route. L’utilisation de la musique – ou plutôt ici sa non utilisation – participe à la nébulosité ambiante, où seuls des bruits de l’environnement bourdonnent en fond, rendant insupportable le silence dans lequel s’enfonce le personnage. Pas d’échange d’informations avec le spectateur cette fois-ci, lequel est condamné à trouver les clés aux côtés de Ventura, à partager son trouble à chaque instant. D’où la puissance de ces quelques notes jazz qui introduisent et concluent cette quête, nous entraînant par leur imprévisibilité dans ce vertige narratif à l’issue incertaine.

Il s’agit cependant là de l’exception qui confirme la règle, puisqu’en général, et en particulier dans Symphonie pour un massacre, la musique est consubstantielle à l'œuvre de Deray. Elle y est ici orchestrale mais toujours utilisée en miroir avec le scénario, reflétant la mécanique huilée du crime en cours, tout en surprenant par de brusques arrêts qui laissent place au silence et aux simples bruits de deux hommes qui luttent lors des moments de violence qui perturbent les plans du protagoniste ; tendez l’oreille et frissonnez quand, dans le train, le moindre craquement, le moindre bruit de porte ou la moindre respiration devient source de tension, de méfiance, après une élaboration du plan en fanfare. Loin du hasard solaire catalan, c’est un engrenage infernal que Deray met en branle ici, dans une logique d’immersion oppressante et palpitante.

Le fil rouge entre ces oeuvres apparaît donc clairement, non pas comme thématique mais plutôt comme formel, pour ne pas dire rythmique ; il s’agit pour Deray de déployer sa mise en scène (visuelle et sonore) et son montage en raccord avec ses ambiances nébuleuses et ses mystères sans réponse, embrassant toute l’absurdité du destin de ses personnages étrangers à eux-mêmes, voués à la solitude voire la mort, et ainsi peut-être l’absurdité du geste créatif, dont le résultat compte moins que le processus.


Pauline Jannon


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