Huillet/Straub, un cinéma adornien ?

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Par Super Seven

le 13/02/2023


Adorno, critique de l’art comme produit industriel, Huillet et Straub, artisans de l’art, paraissent répondre au même problème, l’un par la pensée critique, les autres par la pratique : Comment émanciper le spectateur ? Pour Adorno, comme pour Huillet et Straub, aller à l’encontre d’une vision industrielle du cinéma signifie d’abord modifier les normes internes de constitution d’une œuvre. Le cinéma comme industrie correspond à la production de films en série, tous semblables, usant des mêmes lois de narrations, des mêmes angles de caméra pour le même effet dramatique ou comique. Ceci conduisant à la réification des individus qui ne sont plus que confrontés à des clichés produits par une machine industrielle. Mais puisqu’il s’agit d’aller contre un cinéma qui impose des façons de voir et des manières de penser, en bref de rendre le spectateur autonome, le nouveau cinéma (déjà daté), révolutionnaire, ne peut pas militer seulement par une opposition de contenu, en proposant une autre idéologie. Le combat est à mener au niveau de la forme, en proposant des façons de percevoir jusqu’alors inconnues. Il ne s’agit plus de montrer que l’art et le réel sont ainsi mais de montrer par l’art qu’une autre appréhension du réel est possible, et surtout que le spectateur peut lui-même être à la source de ses propres schémas de perception. Huillet et Straub excellent et s’affirment bien comme des ouvreurs d’horizons à investir librement. En cela, ils sont bien plus adornien que brechtien, car l’un fournit une théorie négative, alors que l’autre fournit une théorie encore trop didactique.

Émanciper c’est notamment rendre le spectateur actif, qu’il ait un rôle à jouer dans la constitution du film. A ces fins, Huillet et Straub nous offrent une œuvre claire et confuse. C’est-à-dire que le spectateur sent qu’il y a une situation, un sens à déchiffrer mais il ne lui est jamais révélé car c’est à lui d’aller vers le film. Huillet et Staub emprisonnent ainsi des contenus clairs dans des formes obscures. Les yeux ne veulent pas en tout temps se fermer ou Peut-être qu’un jour Rome se permettra de choisir à son tour – également appelé Othon – (1970) en est un exemple radical. Adaptation d’un complot politique raconté par Tacite et mis en vers par Corneille, l’histoire a tout d’un récit classique. Pourtant, la compréhension du spectateur est mis en échec : plans fixes assez longs, avec un éclairage naturel, au sein desquels la parole est la véritable action. La complexité de la langue et la rapidité du rythme rendent ce qui se déroule sous nos yeux difficilement accessible. Tout est là sauf l’accompagnement dans le déchiffrement du sens, dans la vulgarisation du récit auxquels nous sommes habitués. Othon reprend dès lors la dialectique adornienne de l’art comme matériau et signe. Ce qui est offert en partage est un matériau, la matérialité concrète de la lumière, des nuages qui modifient les couleurs, la musicalité de la parole. Ce qui est à découvrir par soi-même c’est le sens, permettant réellement de faire du film un signe, une œuvre à explorer.

Les films de Huillet et Straub apparaissent donc comme des couches de matières mises en forme si particulièrement qu’elles semblent rester indépendantes les unes des autres. Chronique d’Anna Magdela Bach (1968) refuse, par exemple, l’usuelle subordination de la musique à l’image. La musique et sa performance (toujours en prise direct, jouée sur des instruments d’époque) deviennent la matière à part entière du film, primauté logique pour un film cherchant à retracer l’œuvre d’un compositeur, et pourtant primauté si rare, qui pourrait poser la question de la nécessité de faire un film pour écouter de la musique. Peut-être pour partager l’expérience d’une œuvre et relayer le secondaire au secondaire, la vie d’un artiste qui n’a de primordiale que son génie artistique. Il y a également une attention portée à éviter toute surproduction de sens en superposant des éléments, ce qui conduirait à faire de la musique l’acte central de la vie de Bach, un simple élément illustratif et redondant à l’image.

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Chronique d’Anna Magdela Bach (1968)

Pour que le spectateur puisse lui-même intervenir dans la constitution du film, Straub a toujours prôné la fabrication d’images objectives, ou la représentation neutre d’une matière, d’un objet, qu’il tentait de ne pas restituer selon ses affections. « Objectives » au sens sûrement, là encore, adornien d’une pénétration de l’objet par un regard plutôt que d’une coloration (subjective) de l’objet par ses sentiments, provoquant souvent la construction d’images clichés indiquant où il faut rire et pleurer. Cette volonté de donner à sentir un matériau brut a pour conséquence de nous apprendre à voir. Si leurs films produisent des impressions si étranges, en décontenançant plus d’un, c’est que nous ne sommes jamais confrontés à ce type d’images, étant toujours embarqués dans le réel avec nos propres expériences, ou avec des normes imposées par d’autres. Nous voyons toujours des objets teintés et, peut-être, ne pourrons nous jamais voir autrement.Or, Huillet et Straub nous proposent d’essayer avec eux. Là où, au cinéma, les cinéastes teintent toujours leurs images par leurs impressions ou par les codes propres de cet art, peu cherchent, comme le duo, à offrir une image qui n’est ni la leur ni celle du spectateur, une image qui échappe absolument.

Au-delà de toute ambition politique, leur cinéma de citations, d’adaptations, de reprise de mots des autres, témoigne également d’une volonté de partager les œuvres qui les ont touché. Ils veulent restituer une expérience propre souvent à l’origine même de la décision du film, vécue sans jugement préalable et qui doit être transmise de même. Ils semblent ainsi mettre en scène pour donner à voir et apprendre à voir, comme un pont entre un objet et un spectateur, (pour qu’il n’y ait plus de « nés dans la langue française, qui n’ont jamais eu le privilège de faire connaissance avec l’œuvre de Corneille. »). Pour aller contre l’ignorance, pour nous apprendre à ne pas nous contenter de la place que l’on nous a assigné. Une visite au Louvre (2004) est particulièrement frappant dans la volonté d’apprendre à poser un regard mais de ne pas l’imposer ; seuls s’y trouvent des plans fixes, longs sur des tableaux cadrés dans leur intégralité, intercalés par des plans noirs qui permettent une remise à zéro de notre vision, accompagnés de la lecture des commentaires de Cézanne sur ces tableaux. Huillet et Straub filment ici les tableaux comme nous pourrions les voir dans un musée, évitant de les tronquer par des zooms au maximum. Alors pourquoi les filmer ? Parce que la caméra les isole, parce que nous sommes contraints de nous concentrer sur quelques uns, parce qu’enfin nous les regardons, à travers l’expérience à laquelle nous convie la voix off. Il s’agit de fermer puis de rouvrir nos yeux sur Les noces de Cana (1562-1563) peint par Véronèse, ce qui fait surgir soudainement l’éclat de la couleur des vêtements de Jésus-Christ, alors même que le tableau n’a pas changé, mais nous avons compris comment le voir.


Cinéastes radicaux, géniaux dont les films ont souvent été jugés inaccessibles, et pour cause, ce qui me semble notamment les opposer à Godard – dont ils sont souvent rapprochés –, c’est que ce dernier brise les contraintes du cinéma traditionnel, industriel, alors que Huillet et Straub filment, eux, sans contraintes, nous offrant un cinéma encore plus difficilement appréhendable. Les catégories manquent pour les analyser d’un premier coup d’œil, mais c’est ce qui fait leur importance. Il est finalement impossible d’écrire sur leurs films en disant « faites attention à cela », « Ceci fait référence à ceci » car ce serait aller contre leur pratique du cinéma qui tente de restituer à l’individu sa capacité d’investir les images de sens, à produire leurs propres images. Le cinéma de Huillet et Straub est ainsi à envisager comme une expérience de la forme qu’il faut vivre par soi-même et qu’il faut voir pour apprendre à mieux voir. Artisans du cinéma dont la pratique légitime l’espoir qui commençait à naître chez Adorno à la fin de sa vie, auquel de nombreux cinéphiles adhèrent depuis, la croyance que contre « le cinéma hollywoodien [qui] travaille à liquider l’individuation, il est un autre cinéma qui peut travailler à libérer l’individu. ».


Léa Robinet


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Une visite au Louvre (2004)