Par Super Seven
Depuis maintenant quatre ans, Saint-Étienne est malmenée par un étrange rassemblement. Le Festival Nouveaux Rêves créé par Lucie Pages et Guillaume Collet n'est pas qu'un événement consacré à la diffusion de courts-métrages mais un lieu de rencontres, de vie et de partage. Un shot – et plus encore si l'on finit aux Bulles, terre d'accueil tardive des plus motivé·es – d'adrénaline cinéphile et de réflexions sur des points clés de l'écosystème. La raison : la venue de presque tous les cinéastes pour parler de leur travail, la mise en place d’espaces de convivialité au cœur du Méliès Saint François et l'organisation de tables rondes spécifiques – cette année sur le label Art et Essai et l'écriture du montage en présence d’invité·es. Sur trois jours et trois programmes de quatre films chacun (sans compter une carte blanche dédiée à Bastien Bouillon) se joue l'exploration de regards variés, tous francophones mais singuliers, à l'image de la ville qu'on arpente la journée en attendant les projections du soir accompagné d’inconnus de la veille devenus spontanément compagnons de mine lors d'une visite de l'ancien complexe stéphanois transformé en musée. Avant de voir des films, on s'en fait, malmenés par des guides qui font miroiter une descente dans les entrailles de la terre avant d’inciter à gravir – illégalement – le Crassier voisin, terril local qui tient lieu d’Everest. Côté ambiance, on passe de Germinal (Claude Berri, 1993) à Gasherbrum, la montagne lumineuse (Werner Herzog, 1985) armés de la même insouciance pour développer un imaginaire digne d'un retour à l’enfance. C'est peut-être ce qui permet aussi de recevoir les films avec autant de clarté, sans surplomb ni méfiance. Concernant la sélection contemporaine, la jeunesse est centrale, entre les gamins paumés du nord de Dans la tête un orage de Clément Pérot, la place accordée au souvenir dans Home de Paloma Lopez, L'oeil de la mule de Sarah Limorté et Looking for Shannon de Gaspard Le Nouys Van Dyck, ou encore l’humour potacho-naïf de Fixette d’Eliott Margueron et Lucie Bourdeu.
Le premier cité – et vu – est peut-être le plus sidérant. À mi-chemin entre le documentaire et la fiction, Pérot compose une symphonie rurale troublante, jamais empesée malgré la chaleur lourde et le peu d'horizons. À la rigueur verticale des barres d'immeubles s'oppose le mouvement libre des enfants qui essaient de s'en extraire tandis que résonnent les cris parentaux dont on peine à trouver l'origine au point d'y voir une présence spectrale, chant des sirènes qui marque la mort des rêves. Deux profils se distinguent toutefois, un jeune garçon et une jeune fille. Il l'aborde lourdement puis erre à vélo dans les champs. Elle l'envoie bouler sans crainte, brave les remarques sexistes d'autres gosses et passe un beau moment avec une de ses amies en passe de devenir maman, découvrant un destin éventuel qui ne semble pas lui plaire. Sans jamais forcer le trait, Pérot brosse le portrait d'un lieu et ses trajectoires pour la nouvelle génération dont le regard et l'intensité enfouie dans la fixité des cadres et le feu des regards saisis rappelle les cinéma de Laurent Achard et Maurice Pialat. La même fixité se retrouve aussi chez Eliott Margueron et Lucie Bourdeu mais travestie par un humour bondissant, plus proche de la veine absurde d’Antonin Peretjatko ou de Martin Jauvat. Dès son introduction en large sur la devanture d'un salon de coiffure nivernais habilement nommé “Nev’Hair”, le ton de Fixette est donné. La caméra basse définition est trimballée de cadres en cadres, balancée dans un coin pour capturer ce qui se joue dans des élans spontanés (une scène intime comme une discussion entre potes), en l'espèce la séparation d'un couple car l'homme (Margueron) est dérangé par la nouvelle coupe de sa copine. Ce qui se joue insidieusement est une étude du regard, du gaze en spray qui part du copain pour contaminer l'entourage avant de révéler sa vacuité : à trop chercher à remodeler la femme selon ses désirs, l'homme passe à côté de ses défauts et mal-êtres les plus évidents. Une inégalité de perspective que l'ironie autocritique de l'acteur-auteur croque dans un ultime changement de point de vue qui montre une calvitie niée jusqu'alors.
Fixette d'Eliott Margueron et Lucie Bourdeu / Dans la tête un orage de Clément Pérot
Le déni est la première étape de L'oeil de la mule. Sarah Limorté y confronte sa grand-mère sur son passé pour qu'elle puisse exprimer d'éventuelles agressions sexuelles vécues. D'abord évasive, elle finit par reconnaître le viol subi lors de son premier rapport avec son mari devant le fameux oeil de la mule, seul témoin du crime, ce qui déclenche une discussion plus libérée sur la sexualité féminine à travers les âges. Contrecarrant toute obscénité face à ce témoignage lourd, la cinéaste opte pour un dispositif simple, cadrant sa grand-mère vivre sa vie et plus précisément ses mains alors qu'elle tricote un vêtement rose. La désynchronisation de l'image et du son créé d'abord un malaise lorsque la révélation du viol accompagne des mouvements nerveux des aiguilles mais peu à peu, c'est l'apaisement qui grandit. La grand-mère s’épanouit dans le récit de ses aventures sexuelles ultérieures, narrant la découverte de son corps et du plaisir avec différents hommes, non sans espièglerie. En parallèle, le vêtement prend la forme d'un haut pour enfant, innocence reconstruite au gré de la libération d'une parole longtemps réduite au silence. En à peine un quart d'heure, Limorté tisse un lien intergénérationnel quant à une lutte on ne peut plus d'actualité, de quoi donner espoir et, malgré la violence subir, l'envie d'aller de l'avant.
C'est cette question qui anime, avec plus de légèreté, Home et Looking for Shannon. Le premier explore l'arrivée à Paris d'une famille colombienne dans un appartement bien plus petit que leur ancienne propriété. Se posent des problèmes de répartition de l'espace entre les deux sœurs alors que l'une est encore hantée par sa vie sud-américaine, une petite amie restée là-bas et les sons de nature qui envahissent le domicile haussmannien. La plus belle idée de Home est de faire de l'appartement un Tetris aliénant où la famille sombre dans l'apathie face à un mobilier surpuissant qui semble plus vivant, habité par les souvenirs que ces gens qui sont dans une logique de table rase. Seule la commode verte jure avec ce décor blanchi et tient lieu de passerelle entre la vie d'antan et celle à venir en laissant venir des petites grenouilles en masse pour peupler le décor. Derrière la métaphore, Paloma Lopez parvient à laisser poindre un vertige émotionnel, celui de ne pas savoir quelle est notre place quelle que soit la sphère où l'on évolue. Parlant de sphère, Gaspard Le Nouys Van Dyck part de celle de Google Maps pour nous plonger dans un périple hybride aux confins du numérique. Shannon est son amoureuse d'enfance lors de ses vacances passées en Espagne. Si son souvenir est vivace, entre autres grâce à des archives photos et vidéos bien conservées, sa trace est inexistante. Le cinéaste préfère la tristesse de l'échec éventuel aux regrets de la lâcheté en reconstituant sur logiciel le décor où tout a eu lieu : les baignades, les échanges, les regards, avant d’errer sur les différents réseaux sociaux pour espérer avoir au moins une nouvelle. Si tout est fait dans le respect de l'intimité – l'identité réelle ainsi que les images de Shannon ont été altérées –, ce qui ressort est le soubresaut incandescent de l'âme adolescente, prête à tout par (dés)espoir : les écrans se superposent, chaque image est zoomée, scrutée au pixel près. Pour autant, la quête n'est pas sublimée au nom du romantisme mais accompagnée d'une voix off au féminin, comme si Shannon accompagnait fatalement le vain parcours de son poursuivant.
L'image manquante se dissout dans l'esprit sur fond de la mélodie entêtante composée par Étienne André, tandis que le soleil finit de se coucher sur Saint-Étienne. Les rêves d'hier se lovent dans un coin de nos têtes, profitons de l'année à venir pour continuer à en faire de nouveaux.
Elie Bartin
L'oeil de la mule de Sarah Limorté