Par Super Seven
Pour cette troisième journée de festival, nous privilégions le moindre effort aux déplacements curieux vers les différentes altitudes, et décidons donc de suivre le programme de la salle des festivals, à quelques pas de notre hôtel. Peut-être une meilleure stratégie, qui nous permet sans le vouloir des découvertes autour d’un fil thématique sur des récits historiques / tirés d’histoires vraies.
CE NOUVEL AN QUI N’EST JAMAIS ARRIVÉ
Après un copieux petit-déjeuner, direction la première séance, non loin du Patatrak où la musique de Rebeka Warrior semble encore résonner. L’ambiance est bien différente dans Ce nouvel an qui n’est jamais arrivé de Bogdan Mureșan, présenté en compétition, où l’on suit à tour de rôle une demi-douzaine d’habitants de Bucarest, fin 1989, sous la dictature de Nicolae Ceaușescu. Commence une longue heure d’exposition de tout un chacun et leur manière de subir l’état totalitaire : un étudiant veut fuir le pays ; un ouvrier est forcé d'adhérer au Parti ; une femme est expropriée, malgré sa résistance, de la maison où elle a toujours vécu pour la construction d’un HLM ; un réalisateur de télévision est obligé de cacher de toute urgence une actrice dans l’émission des voeux de la nouvelle année ; enfin une actrice de théâtre, dont la carrière ne décolle pas, joue dans une pièce subissant la censure. La caméra appuie leurs besoins de liberté en restant très mobile et proche des personnages, serrant leurs corps dans le cadre comme dans leurs métiers et minuscules appartements : l’oppression du régime est palpable. Des plans fixes traduisent quant à eux le caractère indéboulonnable du pouvoir, à l’image de la voiture dans laquelle se déroulent les interrogatoires du père du fugitif et réalisateur, toujours garée à la même place.
Puis le film semble éclore au rythme de la révolte naissante. Tout s’accélère : les changements de plans sont plus vifs, en témoigne la course poursuite pour passer la frontière où le passage de groupes de personnages à d’autres se fait plus fréquemment pour être toujours au cœur de l’action. Chacun des personnages court vers la résolution de ses intrigues, la fin du régime semble inévitable. Mureșan fait ici se rejoindre réalité et fiction lors d’une dernière où le récit se mêle à des des images d’archives qui montrent Nicolae Ceaușescu prononçant son dernier discours, le 24 décembre sur la place principale de Bucarest. Ce qui doit être un triomphe du Parti tourne à l’émeute après qu’un des protagonistes ait fait irruption dans le réel et ait créé l’étincelle déclenchant la chute du régime. Un geste comme passage de relais à la puissance authentique des archives qui concluent par leur présence en arrière plan du générique. Des images de révolution qui appuient encore la thèse du film, ce ne sont pas des héros qui font l’histoire mais le peuple.
KNEECAP
Un bon panini à la raclette dans le ventre et suite à une discussion lunaire où un spectateur présume que Fianso (Sofiane Zermani, membre du jury long-métrages) est présent car “le film parle de hip-hop, il a dû jouer dedans…”, nous nous dirigeons joyeusement découvrir Kneecap, comédie irlandaise qui commence à faire parler d’elle puisqu’elle collecte les prix et représentera son pays aux prochains Oscars. Tout comme dans Vittoria la veille, la fiction revêt un aspect documentaire avec le trio d’artistes qui incarnent leur propre rôle pour revisiter leur parcours. Il faut dire que le pari est abordé avec bien plus de finesse ici. D’une part, le réalisateur Rich Peppiatt n’est autre que l’auteur des clips du groupe, permettant une continuité logique et totale entre leur musique et sa transposition à l’écran. De nombreuses séquences reprennent d’ailleurs les codes du vidéoclip, n’hésitant pas à incruster paroles manuscrites et dessins dans des coins de l’écran dans un style qui rappelle le Leto de Kirill Serebrennikov. D’autre part, cette drôle de bande prend du recul sur son histoire pour la distordre, l’embellir ou lui rajouter des éléments rocambolesques, à l’image des rappeurs qui se prennent pour des caïds dans leurs textes. Le cinéaste nous l’annonce avec malice dans son message pré-enregistré en début de séance : leur récit est politique, parle de la transmission d’une culture et d’un langage, mais avant tout de drogue, de sexe et de hip-hop.
Ce grand terrain de jeu se ressent ainsi dans un film qui prend des allures du cinéma de Danny Boyle (en particulier Trainspotting) avec sa voix off délurée à l’accent épais, ses sauts dans le temps et ses scènes de consommations de toxiques divers et variés (alcool, cocaïne, MDMA, kétamine… tout y passe) qui plongent les personnages dans une transe créative au diapason avec le montage sur-cuté et la musique sanguine. Mo Chara, Móglaí Bap et DJ Próvaí deviennent les icônes du mouvement républicain irlandais qu’ils n’osaient rêver être en écrivant leurs paroles en gaélique dans leur garage et les représentations dans des bars miteux muent en phénomènes de foule dans des salles combles. Kneecap parvient ainsi à s’éloigner du schéma de Comment c’est loin d’Orelsan et prend une tournure explosive à mesure que la carrière du groupe décolle. Les images épileptiques de concerts filmés prennent le pas sur leurs reproductions, avec des musiques insérées au récit de plus en plus fréquemment et dont les premières notes n’ont pas à être bredouillées en studio avant de venir percuter le spectateur.
En lisant entre les lignes du message laissé par Peppiatt, on comprend qu’il faut en garder l’inverse : c’est un film sur la drogue, le sexe et le hip-hop, mais c’est avant tout un récit politique et culturel. Le père fictif de Móglaí Bap (un ancien grand activiste républicain dans le film) lui répète à plusieurs reprises : “chaque mot prononcé en irlandais est une balle tirée pour la liberté de l’Irlande”. L’egotrip (celui du film comme de leurs paroles) n’est qu’une façade pour s’approprier les codes de la jeune génération et faire perdurer une langue mourante, que l’on voudrait réserver aux anciens pour mieux assimiler les dissidents au régime oppresseur. Pas besoin de donner un ton grave au film ou de rappeler les événements tragiques qui ont marqué l’histoire du pays (le réalisateur promet d’ailleurs dès sa séquence d’introduction qu’il ne tombera pas dans cet écueil) lorsque l’on chante déjà depuis des années « Get your brits out » sur scène et que l’on hésite pas à intégrer aux shows des discours anti-britanniques, anti-police, pro-palestiniens et plus encore.
Kneecap de Rich Peppiatt - en salles le 18 juin 2025
OXANA
Dernier film de cette troisième journée, Oxana était présenté en avant-première et en présence de sa réalisatrice Charlène Favier (dont le premier long-métrage, Slalom, a marqué les esprits). La réalisatrice délaisse cette fois son histoire personnelle pour se tourner vers un tout autre vécu : celui d’Oksana Chatchko, artiste peintre ukrainienne et cofondatrice du mouvement Femen, qui s’est suicidée en 2018. Favier embrasse la psyché et l’évolution mentale d’Oksana, liée à son métier, pour mener sa narration jonchée de réels moments de grâce, entre flashbacks et ellipses. Prenons pour preuve les scènes d’ouverture et de clôture à la picturalité évidente : des flammes qui jaillissent, des silhouettes de femmes que l’on devine dansant autour d’un feu, presque au ralenti, tels des instants volés suspendus… La peinture se révèle le meilleur moyen de lutte pour Oxana dès son plus jeune âge : “L’art, c’est la révolution” dit-elle. Lorsqu’elle cofonde le mouvement Femen, l’idée de se dénuder et montrer sa poitrine face aux autorités telles que le KGB s’accorde avec l’envie de peindre son corps et celui de ses amies militantes. Il s’agit de s’approprier pleinement leur être, en refusant toute instrumentalisation par la reprise de l’imagerie des icônes religieuses qui leur colle à la peau tout du long, même dans les moments les plus durs lorsque Oxana et deux autres militantes sont contraintes de se dévêtir face à des agents du KGB. Face à l’humiliation, elles demeurent fières, dignes et unies, piliers des valeurs qu’elles défendent. Charlène Favier reste proche des corps et des visages : les plans taille appuient la position des militantes en les rendant puissantes et impressionnantes tandis que les gros plans embrassent les expressions d’Oxana, lorsqu’elle se déshabille pour la première fois face aux médias. Elle et les autres militantes dominent le cadre, toutes ensemble. A l’inverse, quand Oxana part seule lors d’une revendication pour dénoncer Poutine en tant que tyran à la suite des votes de 2012, il y a plus de mouvements et la caméra la suit comme dans un moment irréfléchi où elle passerait à l’action sans avoir consulté les autres membres. De fait, si Oxana tient debout et reste fidèle à ses convictions, c’est parce qu’elle est soutenue. Son rapport empreint d’amour avec sa mère, à qui elle transmet d’ailleurs ses positions féministes pour l’inciter à s’imposer face à la domination maritale, ainsi que son amitié grandissante principalement avec Anna et Lada – autres représentantes des Femen –, lui servent de béquilles. Cela se ressent par les couleurs vives qui habitent le cadre lors de ces scènes d’intimité. Mais cette sororité à laquelle se raccroche Oxana tout au long de sa vie se craquelle malgré tout. La trahison d’Inna, une des associées du mouvement Femen qui s’en approprie entièrement la fondation, pousse justement Oxana à le quitter. Son seul refuge est elle-même et son militantisme ; elle a beau connaître des amants, qu’ils soient de passage ou réguliers, son refus de se marier est catégorique. Ce repli sur elle-même s’accompagne d’un assombrissement de l’image, toute de bleu froid teintée, , jusque dans la scène finale où Oxana s’ôte la vie, ceinture à la main vers une penderie, dans un clair obscur ne laissant plus apparaître que sa svelte silhouette. Elle disparaît de nos regards à l’intérieur de cette armoire, dans une sortie de champ en guise d’ultime exil.
Pour clore cette journée déjà plus regaillardante que la précédente, nous retournons au Manoir Savoie dire au revoir aux soirées de l’Industry Village. Cette fois au son de Claude puis de Dylan Dylan, la troupe de festivaliers abandonne les frontières, les vrais récits ou faux semblants pour se raconter l’histoire de cette édition des Arcs en dansant à l’unisson.
Mathis Slonski, Pauline Jannon & Talia Gryson
S7
Oxana de Charlène Favier - en salles le 30 avril 2025