Par Super Seven
Dur de décrire l’insolite à qui ne l’a pas vu de ses propres yeux. Quelque chose qui surprend, déroute, qui est inattendu. Un abbé qui trouve un trésor dans un village isolé de la vallée de l’Aude, une énigme sacrée autour d’un hypothétique enfant de Jésus et Marie-Madeleine ? Ou simplement un festival de cinéma qui perdure depuis onze ans dans une commune de 87 habitants ? Peut être que l’insolite, c’est déjà croire un peu dans la légende pour en faire une réalité.
Surnommée par certains « La Mecque de l’ésotérisme », Rennes-le-château, ses alentours et leur aura mystique s’avèrent un lieu de choix pour ouvrir son esprit (et ses chakras) à une aventure hors du temps à la découverte des coutumes locales, des vertus bienfaisantes de ce décor naturel et bien entendu d’œuvres de cinéma des plus variées et déroutantes.
Claire Nebout, présidente des jurys de la compétition, rappelait en ouverture à quel point il est essentiel de pouvoir préserver ce genre d’anomalies à l’heure d’une fascisation de notre société et de coupes budgétaires de plus en plus drastiques touchant le milieu de la culture. Ce geste de fédération d’un public autour d’un amour partagé pour le septième art et d’une volonté de mise en valeur du patrimoine local relève alors d’un témoignage d’une foi quasi religieuse dans l’idée d’une résistance où les seules armes sont les mots, une caméra et un peu de musique. Pour rallier de nouveaux adeptes, la directrice Fanny Bastien semble se démultiplier et prêche à chaque étape du festival la bonne parole, accompagnée du cofondateur du festival Geoffroy Thiébaut et de toute leur team de bénévoles. Au Festival du Film Insolite, chacun y met du sien : les élus municipaux deviennent cuisiniers ou photographes, un passant se retrouve à tout moment guide touristique, et chacun peut partager un peu de ses expériences et mettre la main à la pâte autour d’un déjeuner improvisé les pieds dans l’eau, un verre de vin local en main, pour échapper quelques instants à la canicule.
Une ambiance incarnée dès le premier soir par deux des invités de marque ; d’abord avec la comédienne Claire Nebout qui présente son travail comme réalisatrice avec le court-métrage La Boîte de Pandore, dans lequel elle se met en scène visitant l’atelier de son amie Florence Thomassin. Le film brouille la ligne entre le documentaire et la fiction pour explorer le rapport d’actrices à leur image, à leur corps de femme et faire reprendre à celles que l’on a si souvent dirigé la main sur le geste créateur. Une œuvre qui rejoint aussi le thème annuel du festival, autour du minéral, puisqu’elle trouve sa dimension sensorielle dans le modelage des statuettes de Thomassin, filmées d’abord de manière quasi horrifiques alors qu’elles semblent toiser dangereusement la visiteuse, puis de manière presque érotique lorsque cette dernière se accepte enfin de perdre un peu le contrôle pour accepter son statut de muse.
La transition est toute faite vers le premier long métrage au programme : L’homme d’argile d’Anaïs Tellenne, déjà adepte des qualificatifs originaux après sa récompense comme « meilleur film singulier francophone » lors de la cérémonie du Syndicat Français de la Critique de Cinéma en début d’année. Ce conte de fée moderne suit le gardien d’un manoir à l'abandon, habité seulement des portraits de la lignée prestigieuse de propriétaires s'y étant succédés, qui s’éprend de la riche héritière/artiste qui revient y vivre pour une mise au vert aux allures de crise existentielle. Cette dernière trouve en Raphaël (Raphaël Thiéry) un objet de fascination. D'une part par son visage qu’elle assimile à « un paysage » mais aussi par son allure brute, de celui qui passe ses journées à effectuer des tâches manuelles alors qu'il renferme la délicatesse d’un compositeur de mélodies mélancoliques de cornemuse une fois la nuit tombée. Toute l’ambivalence de la relation réside dans son déséquilibre évident, les personnages étant sans cesse rattrapés par les contraintes de leur milieu social respectif et le rapport hiérarchique entre propriétaire et employé / artiste et muse, bien que chacun cherche à y échapper. La mise à nue de leurs vulnérabilité laisserait presque présager la possibilité d’une horizontalisation des rapports, touchée du doigt lorsque Raphaël s’enduit entièrement d’argile pour ne faire qu’un avec l'œuvre, et donc avec sa créatrice. Le retour attendu à la réalité se fait brutal, mais laisse le gardien avec plus qu’un rappel de sa bonne place ; son expérience comme modèle a aussi été catalyseur de prises de position auprès de ses proches (son groupe de musique, sa mère, son amante) qui lui permettent progressivement de se réapproprier son corps et se réaffirmer comme sujet désirant, défini par autre chose que les projections d’autrui.
Raphaël Thiéry lui-même clôt cette première soirée en interprétant un air de cornemuse qui résonne dans le domaine de l’abbé Saunière, sous une pleine lune scintillante qui semblera éternelle durant toute la durée du festival.
A peine le temps de nous remettre de nos émotions que nous sommes embarqués le lendemain pour une virée en vieille DS à la découverte des paysages alentours avec une vue particulière sur le Pech de Bugarach, autre lieu mystique de la vallée de l’Aude par ses supposées propriétés telluriques et ses liens théorisés avec une activité extra-terrestre. Signe du destin ou surchauffe logique d’un moteur peu habitué à tourner, notre carrosse nous lâche en pleine route déserte, l’occasion de finir notre chemin à pied, s’aventurer dans une chapelle vide pour profiter d’une messe improvisée par notre présidente des jurys et être récompensés par une baignade avant l’heure du déjeuner. La leçon est vite retenue : ici chaque événement imprévu n’est pas fâcheux, il est insolite et laisse place à un optimisme ambiant qui permet de toujours rebondir et apprécier davantage les surprises suivantes.
Nous n’en oublions bien sûr pas le cinéma, mis à l'honneur en plein air au cœur de l’abbaye-cathédrale d’Alet-les-bains, ville thermale à l’eau « majestueuse » (dixit les jeunes locaux). Après un court-métrage à la croisée des genres (du western au thriller avec un soupçon de fantastique) pour ouvrir la compétition insolite (Le Loup de Tancarville), la programmation nous embarque pour un voyage À bicyclette des plus émouvants aux côtés de Mathias Mlekuz. Entre le documentaire et la fiction improvisée, le réalisateur-acteur retrace aux côtés de son ami Philippe Rebbot (et de son chien Lucky) le trajet à vélo effectué par son fils Youri entre La Rochelle et Istanbul quelques années avant son suicide. Un travail remarquable de légèreté et simplicité (d’autant plus lorsqu’on imagine la montagne de rushs au moment de passer au montage) qui invite — non sans serrer le coeur — dans l’intimité du deuil de Mlekuz tout en maintenant une juste pudeur grâce à l’humour et la dynamique du duo. Il n’est pas tant question de pouvoir guérir ou répondre à des questions que de partager un instant sa douleur, rendre hommage à Youri et rappeler l’importance de parler, d’écouter et de dire à ceux qui comptent leur importance.
Le troisième jour marque la mise au travail intensive de notre jury courts-métrages avec le visionnage de l’ensemble de la compétition, échantillon dense et varié de ce que peut vouloir dire le terme « insolite » apposé à ce format. C’est parfois l’idée à la base du récit des films qui déroute (la toux inexpliquée du Loup de Tancarville ou la descente quasi mystique d’un enfant albinos au sein d’une mine dans L’enfant à la peau blanche), ou bien la forme poétique s’écartant d’une trame classique qui nous emporte (le stop-motion des personnages en porcelaine d’On weary wings go by) avec souvent un mélange d’audace formelle et narrative (le huis-clos dans la chambre de la Geekette en détresse qui tourne presque au body horror alors que celle-ci cherche simplement à acheter une figurine de jeu-vidéo en ligne). Le tout forme une sélection hétéroclite de très bonne facture qui nous embarque tour à tour dans des univers et espaces spatio-temporels tout à fait décalés les uns des autres, renforçant l’ambiance globale de voyage inter-dimensionnel. Les fins de journées sont par la suite plus classiques dans leur programmation, avec la projection de comédies familiales et populaires telles que C’est le monde à l’envers de Nicolas Vanier ou Petit Piaf de Gérard Jugnot, l’insolite résidant alors plutôt dans cet instant même de réunion quotidienne sous les étoiles.
Le jour suivant est traversé par de nombreuses masterclass au domaine des Ducs de Joyeuse, mélangeant des interventions autour du travail de décorateur, des rôles secondaires au cinéma, des échanges avec des invités tels que Smaïn — qui a longuement retracé son parcours en le ponctuant de ses traits d’humour habituels mais aussi de moments de pure émotion en déclamant spontanément des poèmes —, ou encore des conférences plus directement liées aux lieux dans lesquelles nous nous trouvons, notamment autour des minéraux. C’est d’ailleurs le thème choisi comme fil rouge cette année pour la sélection documentaire, constituée de quatre œuvres seulement mais d’une étonnante (pour ne pas dire insolite) diversité, en premier lieu par leur format : un court-métrage expérimental (Memories of an unborn sun), un autre format court plus télévisuel (L’Odyssée des Minéraux), une série documentaire (Shikwakala) et un long-métrage (Le Sang et la boue). Ce sont le premier et le dernier de la liste qui ont trouvé grâce aux yeux du jury (une mention spéciale et le lauréat), l’un grâce à sa dimension organique et sensorielle qui propose grâce à son mélange d’images d’archives et de contemplations actuelles une réflexion autour du néocolonialisme en Algérie, l’autre par son aspect bien plus frontal dans sa manière de remonter la pyramide d’exploitation des mines de coltan des ouvriers sous-payés et travaillant dans l’insécurité la plus totale aux riches industriels en costume qui spéculent sur les prix exorbitants de vente de ces produits.
Une fois le palmarès dessiné suite aux délibérations, place de nouveau à un peu de repos avec un repas médiéval à faire saliver Obélix et une baignade dans les eaux aux propriétés revitalisantes de la fontaine des amours, afin de clore ce séjour en communion avec les éléments, chose qui tient à cœur à ses organisateurs et raison pour laquelle un tel évènement ne peut se retrouver nulle part ailleurs.
Alors trois mois plus tard, que reste-il de cette petite bulle enchantée ? L’impression d’avoir halluciné ces moments, qui dénotent dans leur spontanéité et leur imprévisibilité d’un bon nombre de festival parcourus sur le territoire et offrent finalement une occasion bienvenue pour un peu de lâcher prise. Il faut bien sûr toujours souligner qu’une manifestation à l’économie si fragile est plus que jamais menacée dans sa pérennité, d’autant plus lorsqu’elle repose autant sur la détermination d’une poignée de personnes à faire vivre non seulement des lieux et un art, mais aussi tout un esprit collectif. On espère tout de même pouvoir se dire à l’année prochaine ?
Les invités et jurés du Festival du Film Insolite 2025 - Photographie par David Roca
Pauline Jannon