Super Seven au coeur du doc #1 (FEMA 2025)

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Par Super Seven

le 29/06/2025

Portraits de cinéma


Cette année, au cœur de la section documentaire du FEMA, trois longs-métrages se détachent comme autant de portraits de figures liées au monde du cinéma. L’Homme du cinéma, de José Vieira, explore la vie et l’œuvre de Jean-Loup Passek, passeur d’images inlassable, notamment à la tête du Festival international du film de La Rochelle de 1973 à 2001. Dans Les Cahiers Adjani, Cyril Brody interroge sa propre fascination pour l’actrice française, transformant cette obsession en un miroir introspectif. Enfin, Je suis déjà mort trois fois de Maxence Vassilyevitch recompose une journée imaginaire dans la vie de Jacques Nolot, comédien emblématique d’André Téchiné et cinéaste à part entière. Trois films, donc, qui choisissent chacun une méthode propre pour raviver la mémoire de ces personnalités : entre biographie, autobiographie détournée et expérimentation à la croisée du documentaire et de la fiction, ils réaffirment que le documentaire est surtout une affaire de mise en scène.

Dans L’Homme du cinéma, José Vieira choisit de partir sur les traces de Jean-Loup Passek, en se rendant physiquement sur les lieux qui gardent encore son empreinte. À Melgaço, au Portugal, c’est un musée qui témoigne de son œuvre de passeur d’images tandis qu’à La Rochelle, c’est le festival lui-même qui, en perpétuant sa ligne éditoriale, prolonge la mémoire de cet homme devenu presque personnage. Très vite, le documentaire glisse d’un portrait biographique à une mise en valeur des lieux rochelais liés au cinéma – files d’attentes du festival, La Coursive, rues remplies de spectateurs : il devient alors, presque malgré lui, une vitrine du FEMA, où il s’invite pour s’exposer à la découverte. L’héritage de Passek est la séance – celle de L’Homme du cinéma, mais aussi les autres – en elle-même, les sièges sur lesquels nous sommes assis, la présentation à laquelle nous assistons et les applaudissements que nous entendons. Cette transformation en carte de visite du festival n’est pas anodine.

L’éditorialisation qui était autrefois incarnée par Passek — ce geste de sélection, de hiérarchisation et d’ouverture au monde — est aujourd’hui remise au centre du dispositif. Car programmer, c’est faire des choix, et ces choix sont éminemment politiques. Passek, en son temps, dénonçait les images standardisées de la télévision, et voyait dans le FEMA un « lieu de résistance » face à ce qu’il nommait déjà « le fascisme de demain ». Aujourd’hui, Arnaud Dumatin reprend ce flambeau et nous dit à la cérémonie d’ouverture qu’il voit dans les images algorithmiques – celles qui nous sont imposées par les plateformes – la menace contemporaine. Époque différente, même alerte. Et à l’heure où l’extrême droite attaque frontalement les institutions culturelles sur les réseaux sociaux, le geste éditorial apparaît plus que jamais comme une manière de résister : faire exister des images choisies contre le flux, c’est faire barrage à une forme d’appauvrissement du regard — et, potentiellement, à l’idéologie qui s’y niche.
De la même manière, les nombreux intervenants du film de José Vieira reviennent à plusieurs reprises sur l’une des convictions fondatrices de Jean-Loup Passek : celle que le cinéma de patrimoine permet de « montrer le passé, le présent, et peut-être le futur ». Une idée précieuse, transmise de génération en génération par les programmateurs qui lui ont succédé, et qui continue de structurer l’ADN du FEMA. On le voit clairement dans la diversité des œuvres projetées : des cinématographies méconnues ou oubliées — Edward Yang, Claude Chabrol — côtoient des programmations ancrées dans l’urgence de l’actualité, comme Du côté de la Palestine. On regrette toutefois que L’Homme du cinéma ne creuse pas davantage le lien intime et personnel que Vieira entretient avec son sujet. Que l’auteur admire Passek, nul doute — et le simple fait de lui consacrer un film suffisait à nous le faire comprendre –, mais à force de rester rivé à celui-ci, le documentaire laisse de côté celle de Vieira, dont les rares interventions, lucides et habitées, donnent envie d’en savoir davantage. Notamment lorsque ce dernier évoque son amour pour la poésie de Passek, l’une de ses activités les plus méconnues. Dès lors, le ressenti est étrange, marqué par l’impression d’être resté à la surface d’un double portrait, à la fois trop proche de Passek pour en renouveler vraiment la figure et trop éloigné de Vieira pour percevoir ce que ce film engage pour lui, personnellement et cinématographiquement.

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À l’inverse dans Les Cahiers Adjani, Cyril Brody revient sur l’une de ses obsessions les plus singulières : une collection minutieuse de photos d’Isabelle Adjani, découpées patiemment pour les coller dans ses fameux cahiers. Dès les premières minutes, il évacue tout soupçon d’hagiographie, piège classique de l’exercice, en assumant frontalement l’intensité de sa fascination : oui, il admire Adjani — comment pourrait-il en être autrement, lui qui a consacré une bonne partie de sa vie à archiver chaque apparition publique de l’actrice, chaque portrait dans la presse ainsi que chaque cliché dérobé à l’anonymat des magazines ? Mais cette admiration ne cherche ni à être justifiée, ni à être problématisée. Elle s’impose comme un fait, une évidence, qui dispense Brody de revenir sur la vie privée de l’actrice ou sur les polémiques judiciaires récentes — sa mise en examen pour escroquerie en 2020 ou sa condamnation pour fraude fiscale dans le cadre des Panama Papers. Ce silence n’est pas une esquive, mais un geste cohérent : l’objet du film n’est pas Adjani elle-même, mais la figure qu’elle incarne, celle de la star de cinéma. À peine quelques titres de films sont-ils cités — par le biais d’images, de coupures et de revues peoples anciennes — que le film se déplace vers son véritable sujet : le rapport intime et presque fétichiste que Brody entretient avec cette image. Il abandonne ainsi les quelques informations biographiques lancées en début de film pour se concentrer sur des données liées à la vie du réalisateur. Moins un portrait d’Adjani qu’un autoportrait du cinéaste à travers elle, Les Cahiers Adjani explore ce que c’est, pour un cinéphile, de se construire à travers une icône — d’aimer moins une personne qu’une présence sur la pellicule. À chaque analyse de photo, Cyril Brody parvient à articuler l’image à son propre ressenti. Face aux clichés extraits de films, il observe une distance : « Elle est prise dans une action. Elle rit, elle pleure, quelque chose se passe hors-champ, mais qui ne me concerne pas. C’est une image du passé, presque une archive. Je suis témoin de ce qu’elle traverse. Sur les photos de presse c’est très différent, ses yeux fixent l’objectif. Moi. Il n’y a que nous. Ce qu’il se passe autour de nous ne joue pas, chaque fois que je trouve un magazine, je croise son regard. Elle me regarde, ses yeux m’appellent. Est-ce qu' à chaque fois que je cherche une revue, je cherche un regard à partager ?». Cette introspection révèle deux choses. D’abord, la capacité de Brody à mettre à distance ses propres obsessions, à en tirer un matériau narratif d’une grande richesse émotionnelle. Sa collection devient un miroir intime, d’où émergent ses propres histoires. La séquence d’ouverture résume ce projet : une vidéo amateur filmée par lui-même montre Adjani sur un tapis rouge, floue, instable et presque absente tandis que dans la bande-son, le jeune Cyril hurle son nom avec ferveur. L’image cherche l’actrice pendant que le son trahit les émotions de l’admirateur. L’autre révélation du documentaire est celle du partage. Brody n’est pas seul dans cette passion : il échange avec d’autres collectionneurs, de stars mais aussi d’objets plus incongrus — fèves, cailloux et sacs plastiques. Tous ont en commun d’utiliser la collection comme support à la mémoire intime. À travers une anecdote, Brody évoque l’assassinat d’un proche en Algérie ou son coming-out, comme si les cahiers servaient d’ancrage pour parler de soi. En ce sens, Les Cahiers Adjani réussit pleinement son geste biographique : en imbriquant la petite histoire (celle d’Adjani, du cinéma) dans la grande (celle de Cyril Brody, de ses deuils et des transformations politiques du XXème siècle), il transforme ces objets-archives en outils de transmission. Comme le cinéma, ces cahiers conservent la trace des absents, les rendent partageables. Ce qui pourrait sembler morbide — collectionner des images figées, voir des fantômes sur un écran — devient au contraire un geste vital, parce qu’ouvert à l’autre. Parce que Brody, dans un ultime élan, choisit de ne pas garder ses cahiers pour lui.

Un troisième long-métrage s’inscrit dans cette veine du portrait documentaire : Je suis déjà mort trois fois de Maxence Vassilyevitch. Le cinéaste choisit de reconstituer une journée de la vie de Jacques Nolot, acteur et réalisateur, en le mettant littéralement en scène, le dirigeant au fil des heures. L’intérêt du projet naît immédiatement de la figure même de Nolot, familier de l’autofiction — que ce soit comme acteur (dans J’embrasse pas de Téchiné, où il incarne un provincial aspirant à devenir comédien à Paris), ou comme cinéaste (Avant que j’oublie, chronique mélancolique d’un double fictif confronté au deuil). L’enjeu du film de Vassilyevitch est limpide : Nolot va-t-il, comme à son habitude, faire glisser le réel vers la fiction ? C’est précisément là que le film se distingue : Vassilyevitch adopte une juste distance, ni admirative, ni intrusive, qui lui permet d’embrasser l’ambiguïté de son sujet. Le film joue avec cette zone trouble entre documentaire et fiction, et en fait même sa matière. À plusieurs reprises, les frontières se brouillent : une surimpression montre Nolot repensant à son tout premier court-métrage tandis que celui-ci apparaît littéralement à l’image ; l’appartement dans lequel il évolue est à la fois son lieu de vie réel et le décor de son dernier long-métrage ; ses récits de rencontres avec Roland Barthes, ressassés au fil du film, varient subtilement à chaque évocation, suggérant autant de versions d’un même souvenir — ou peut-être autant de fictions. En accompagnant Nolot dans ce va-et-vient entre passé et présent, invention et mémoire, Vassilyevitch signe un portrait qui ne cherche jamais à trancher entre le vrai et le faux, mais préfère rendre sensible la manière dont Nolot habite cette frontière. Ce n’est pas un documentaire sur Nolot, mais un film avec lui — dans tous les sens du terme. La grande beauté de Je suis déjà mort trois fois tient autant à son geste documentaire — qui accepte la contamination du réel par la fiction — qu’à ce qu’il révèle de son auteur. On y découvre les obsessions cinéphiles de Maxence Vassilyevitch, dont certaines séquences relèvent presque de la citation explicite : ainsi, la scène d’ouverture où Nolot se prépare un café fait écho à celle de la bonne dans Umberto D. de De Sica, ancrant le film dans une filiation néo-réaliste discrète mais revendiquée. Mais surtout, on y retrouve cette qualité rare : une tendresse profonde pour le sujet filmé. Comme il l’avait déjà démontré dans Midnight Kids, portrait pudique d’adolescents inupiaq en Alaska, Vassilyevitch sait capter ses personnages sans les forcer, en les laissant s’incarner à leur propre rythme. Il renouvelle cette approche avec Nolot, en lui offrant une scène pour regarder son propre film à la télévision, dans une forme de mise en abyme fictionnelle douce-amère. Le regard du cinéaste reste constamment bienveillant : qu’il filme Nolot errant seul dans son appartement, racontant des souvenirs qu’il réinvente à mesure qu’il les livre, ou même se déshabillant au bord d’une route pour uriner, jamais il ne cherche à le figer et encore moins à le juger. Vassilyevitch accepte Nolot tel qu’il est : une figure du cinéma, un homme hanté, un conteur incertain. Il accepte aussi que ce portrait soit mouvant, insaisissable, traversé par la fiction autant que par le réel. C’est peut-être cela, au fond, le plus beau : permettre à un fantôme de cinéma d’exister pleinement, encore une fois, à l’écran. Mort déjà trois fois ? Ressuscitant une quatrième.


Enzo Durand


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