Super Seven au coeur du doc #2 (FEMA 2024)

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Par Super Seven

le 01/07/2024

Je, tu, il, elle filment

Grand habitué du FEMA La Rochelle depuis des dizaines d’années et réalisateur de documentaires à l’empreinte singulière, Alain Cavalier devient à l’occasion de cette 52e édition le filmeur filmé. C’est Yves Jeuland, dont le destin s’est lié à celui de Cavalier ici-même à La Rochelle, qui s’est attelé à cette tâche complexe, avec son documentaire Cavalier Seul, réalisé sur cinq ans.
A l’occasion de l’ouverture du festival ce vendredi, Jeuland nous a lu les mots de son compère pour décrire simplement le film : « Dites que c’est le portrait d’un filmeur par deux filmeurs dont un tient la caméra. » On peut difficilement mieux résumer l'affaire, qui est construite comme un jeu épisodique entre les deux cinéastes. Celui à l’origine du projet s’adapte au fil des rencontres aux règles fixées par son sujet : si on doit faire un documentaire sur Cavalier, c’est « à la Cavalier » !
Pour autant, Jeuland parvient à trouver sa juste place sans non plus se faire phagocyter par l’image de son « maître », qu’il filme avec une tendresse et admiration évidente. Sa caméra portée laissant sa voix en hors champ presque constant (il se permet un petit reflet dans un miroir l’espace d’un instant) permet une subjectivation honnête et sincère de la narration par celui qui se laisse volontiers prendre aux petits jeux de son sujet. On ne peut s’empêcher alors de succomber à notre tour à la fascination pour ce vieil homme qui collectionne les fruits, les jolies feuilles d’arbres (et autres curiosités), et qui se joue du monde entier, semant des indices et brouillant les pistes de celui qui essaye de capter qui il est. Tout est prétexte à l’émerveillement et à l’amusement enfantin : une boîte de sardine devient un sarcophage pour animaux morts, une pastèque est un camarade que l’on affectionne et cajole avec douceur, et on se parle en langage « codé ». Une demande prend la forme d’une multi-litote « J’aurais presque un vague souhait à vous proposer » et une invitation à venir se fait au crayon pastel sur feuille blanche, associée à un poème qui acclame la république et les pommes de terre frite. Cette cure de jouvence a une étrange saveur, loin du film testamentaire que l’on pourrait redouter — il s’agit de vider l’espace de travail du cinéaste pour mieux le renouveler avec des collectes futures — par l’humour incessant et cru de Cavalier (on pense à ce rouleau de papier toilette séché qui lui évoque un sexe féminin). Mais voilà, Cavalier est seul et ce constat est désormais celui de sa survie alors que tous ceux de sa génération se sont éteints, Godard et Rozier en derniers. Les similitudes avec les deux sont d’ailleurs toujours étonnantes et vives devant la caméra de Jeuland, qui révèle un atelier en fusion où toute chose peut devenir film et où l’absurdité règne. Paradoxalement, ces seulement quatre rencontres improbables résument sans aucun doute parfaitement ce qu’incarne Alain Cavalier : un humaniste qui souhaite faire profiter à chacun de la beauté qui l’entoure.

Dans un format plus court, Le coeur ailleurs de Laura Tuillier présente un dispositif similaire de déséquilibre assumé entre l’auteur fasciné et le sujet fascinant. Ici aussi la caméra portée est souvent de mise, et le lieu privilégié pour donner l’illusion de naturel est le domicile même du filmé. Malheureusement, tout bon acteur qu’il est, Stanislas Merhar est loin d’avoir le même capital sympathie et empathie d’Alain Cavalier — c'est difficile cela dit.
C’est la limite du documentaire ; il prend parfois des airs de lettre de fan adressée à une figure idéalisée sans qu’elle n’ait à faire grand chose. Voir l’acteur se donner de grands airs de célébrité incomprise qui récite ses dialogues à voix haute au café devient rapidement irritant, d’autant que cela est pris très au sérieux, sans aucun recul ou autodérision. Là où Jeuland s’attelle à désacraliser la figure de l’auteur, Tuillier opère un effet inverse à l’égard de celle de l’acteur. En résulte l’impression de découvrir un monstre de travail certes, mais complètement absorbé dans son art au point de délaisser une part d’humanité ; les rares moments où il ne joue pas sont d’ailleurs les plus réussis : ses bricolages, la confection de pâtes, etc. Derrière l’artiste se révèlent toutefois des ramifications plus profondes par les rôles qui ont fait sa gloire et semblent aujourd’hui le hanter. Malgré le labeur incessant de Merhar, Le coeur ailleurs n’est pas tant tourné vers son avenir que son passé. On revient éternellement à La Captive, à son lien avec Chantal Akerman, et à la dimension proustienne au carré de toute cette histoire — sans doute l’objet premier de la fascination de la réalisatrice qui parvient par moment à transparaitre au travers de la figure envahissante de Merhar.
En résulte un film qui a le mérite de donner envie de creuser l’oeuvre de la cinéaste belge — ça tombe bien, une rétrospective lui est consacrée ! —, mais qui a tendance à se limiter à un livre d'images intime d’une amitié palpable dans sa quotidienneté. Ou peut-être sont-ce des images montrant un homme qui ne comprend pas le temps perdu et peine à se retrouver ?


Pauline Jannon


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"Cavalier seul" d'Yves Jeuland