Rétrospective Jean Eustache #4 : Une sale histoire

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Par Super Seven

le 23/06/2023

Trou de (per)vers

Si la ressortie de l’intégralité de l’œuvre de Jean Eustache a un mérite, c’est celui de mettre en avant toute l’ambiguïté qui l’habite dans le regard porté sur le monde. Documentaires et fictions se croisent, avec, toujours, une idée sous-jacente de reconstitution : de l’enfance (Mes petites amoureuses), de relations passées (La maman et la putain), de rituels (les Rosière de Pessac ou Le Cochon), ou enfin de conversations (Numéro Zéro, Le Jardin des délices, et Une sale histoire). Ce dernier opère toutefois une première bifurcation dans l’univers eustachien en ce qu’il est la première « double » reconstitution : la même histoire, racontée deux fois de suite, par Michael Lonsdale (acteur) d’abord et Jean-Noël Picq (ami du cinéaste) ensuite. L’ordre n’est d’ailleurs pas anodin ; en montrant la fiction en premier, Eustache brouille d’emblée les pistes sur la nature même du récit qui nous est présenté – à défaut d’être, à proprement parler, « représenté » – et nous plonge dans l’étrange (mise en) abîme du voyeurisme. Car sans voir, à l’inverse du narrateur par le trou – ou plutôt, le bas de porte raboté –, nous figurons à notre tour ce fantasme éminemment masculin (Lonsdale/Picq affirment tous deux que seuls les hommes font ça ; les femmes, elles, refuseraient de regarder les sexes des hommes qui leur montrent dans la rue) avec un mélange d’amusement et de dégoût.

Mais quelle est-elle, en fait, cette sale histoire ? Celle d’un type fréquentant un bar qui, un beau jour, entend des réflexions à son égard par les piliers de comptoirs desquels il est pourtant différent ; ils sont âgés, sales et rustres alors qu’il est plutôt jeune, plutôt propre et n’a pas l’air méchant du tout. Il apprend en fait que ses allers-retours au sous-sol pour téléphoner sont pris pour sa participation au hobby local qu’est l’épiage à la dérobée des toilettes pour femmes. Il suffit de cette découverte pour que l’homme (puisque c’est surtout de lui qu’il s’agit) s’essaie réellement à l’exercice – qui en est un, à en croire la performance physique à livrer : coller son visage à même le sol plein de pisse – et en devienne obsédé. Ce vagabondage oculaire, jeu de va-et-vient dans les profondeurs d’un mystérieux café n'existe toutefois que dans les têtes de celles et ceux qui écoutent le narrateur. Est-ce que cette histoire est vraie ? Probablement. Inventer cela de toute pièce serait pour le moins saugrenu. Est-ce réellement le vécu de Jean-Noël Picq ? On ne le saura jamais, bien qu’il faille reconnaître son talent de conteur qui nous le fait croire sans sourciller. Cette histoire est-elle digne d’un film ? Oui pour Eustache ; il s’était essayé à l’adapter de manière tout à fait figurative avant de renoncer et opter pour cette version des plus abstraites, en témoignent les quelques lignes de Jean Douchet dans la première partie.

Une sale histoire s’inscrit parfaitement dans l’œuvre bavarde – ceux qui y voient là un défaut sont des idiots – d’Eustache pour révéler ses diverses puissances. L’impureté des mots, leur agencement retors et poétique, les rythmes d’expression différents (Lonsdale et Picq ne racontent pas la même histoire de la même manière) génèrent progressivement une certaine jouissance de la parole qui passe par le regard. D’abord celui de l’assemblée de femmes réunie pour l’occasion, qui passe de l’amusement au désarroi, avec même une pointe bienvenue de rébellion (« Donnez-moi l’adresse de cet endroit et je vais faire pareil » dit l’une d’elle, pour montrer que les femmes sont lasses d’être proies et peuvent devenir prédatrices). Puis celui du narrateur, à l’orgasme contenu grâce aux réactions de son auditoire – Paul Claudel disait bien que « l’œil écoute », et visiblement ce qu’il perçoit ainsi l’excite au plus haut point, bien plus que ce qu’il voit. Cependant, outre cette jouissance, Eustache creuse plus loin encore en questionnant la nature même du cinéma, pour affirmer sa vision : garder des traces. Au-delà de la reconstitution de l’échange avec sa grand-mère qu’est Numéro Zéro, Une sale histoire est – par son ambiguïté et sa subtilité – le récit de l’impossibilité du récit, du moins de la compréhension de ce dernier.

Comme le disent les deux narrateurs, ils ne peuvent raconter leur histoire ni aux femmes qui ne la comprennent pas, ni aux hommes qui la comprennent trop vite. Reste alors la caméra, être pas vraiment neutre, vouée à capturer, enregistrer cette « vérité », même ces vérités grâce à la multitude d’inter(é)actions qui ont lieu. Là intervient tout le génie du cinéaste dans l’agencement des deux histoires. En donnant à voir la fiction en premier, on s’attend au pur documentaire derrière. Or, par les quelques coupes et changements d’angles parfaitement millimétrés, laissant imaginer soit une pluralité de caméras soit une pluralité de prises – lesquelles impliqueraient que le documentaire n’en soit plus vraiment un –, Eustache donne le vertige. A cette (sale) histoire sur le (non) consentement quant à l’intimité féminine, il oppose une autre, sous-jacente, sur le (non) consentement à la crédulité face au cinéma ; le résultat n’est peut-être pas tout à fait de notre temps, mais il interroge. A défaut de contenter, le cinéma d’Eustache nous fait en réalité tous plonger dans le même trou, du haut duquel il nous regarde discrètement de son air impitoyable et tendre. A notre tour d’être vus.

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Elie Bartin