Rétrospective Jean Eustache #3 : les courts métrages

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Par Super Seven

le 21/06/2023

Histoire(s) de regard(s)

À la manière de Jean-Noël Picq dans Le Jardin des délices de Jérome Bosch (1979), il faudrait commencer à commenter les trois dernières œuvres de Jean Eustache (celle citée ci-dessus, Offre d’emploi (1980) et Les photos d’Alix(1980)) de la sorte : « Si vous le permettez, je vais vous parler de ce que je vois là ». Cette phrase unit en effet à merveille le dispositif de ces trois courts métrages : une alternance de plans entre des personnages qui parlent de ce qu’ils voient, et des plans resserrés sur ce qu’ils voient. Une attention méticuleuse est portée à la description d’images, de graphismes, à ce que l’on peut en dire et en interpréter. Comment les images (ou les écrits pour Offre d’emploi) font sens ? Peut-on les décrire objectivement ? Que disent-elles de son auteur – puisque « Toutes les photographies sont moi » comme le dit Alix ?

Offre d’emploi, c’est la comédie du travail déshumanisée ; l’histoire de candidats qui répondent à une offre d’emploi et passent des entretiens mais sont seulement jugés par une graphologue qui devine le caractère des personnes en fonction des courbes de leur lettre. L’homme incapable de décider par lui-même préfère s’en remettre à des décisions arbitraires soi-disant scientifique. Le ton est à l’humour grinçant, des attitudes absurdes qui pourtant régissent bien nos comportements. Ce court d’une vingtaine de minutes, commandé par la télévision pour une série intitulée Conte moderne, est ainsi représentatif de l’idée que se fait Eustache de cette dernière. Il est également la plus narrative des trois œuvres et parait être la plus fictionnelle. Mais les frontières entre réalité et art étant toujours poreuses chez le cinéaste, les lettres que nous y voyons sont en fait de vraies lettres écrites par des candidats en réponse à une fausse annonce d’emploi qu’Eustache avait publié dans un journal. Cette méthode révèle ainsi ce qu’il exige du cinéma de ne jamais trop mentir au spectateur, de ne jamais raconter l’impossible. Paradoxalement, il semble préférer mentir dans le réel pour dire la vérité à l’écran et c’est à l’aune de cette contradiction qu’il est intéressant de voir ce film – en plus de l’apparition délicieuse de Jean Douchet, en directeur d’entreprise peu commode.

L’importance accordée à puiser ses sources dans le réel est un fil conducteur de toute la filmographie d’Eustache puisque pour Le Jardin des délices de Jérome Bosch, commandé aussi par la télévision et Jean Frapat pour sa série Les Enthousiastes, part de l’envie d’Eustache d’entendre Jean-Noël Picq parler à nouveau de ce tableau face à un auditoire amical. L’idée ressemble à celle de Numéro Zéro, enregistrer un proche en train de redire ce qu’il a déjà dit hors caméra pour le conserver, répéter encore pour faire émerger quelque chose de nouveau. Toutefois, ici, il ne s’agit pas de se raconter mais de décrire ce qui est vu ou bien de se raconter par ce qu’on voit. Il s’agit enfin, surtout, de proposer une certaine vision de l’enfer – à l’aune de celle d’Eustache dans Offre d’emploi – puisque les deux autres pans du tableau consacrés au paradis ne sont presque pas mentionnés. Cette vision remplie d’actes sexuels, d’étrangeté, de confusion des corps, d’excrétions n’est pourtant pas perçue comme un monde effrayant par l’acteur mais comme un monde libéré, apaisé. Formellement, Le Jardin des délices est une œuvre de montage remarquable par son imperceptibilité ; des heures de tournage ont été réduites à une demi-heure de film en donnant l’impression d’un déroulé du discours pourtant linéaire et sans coupure.

Les photos d’Alix, filmant la jeune femme en train de montrer son travail photographique à Boris Eustache, le fils, est le plus riche et le plus intéressant des trois films. Il repose aussi sur le montage, puisque l’intérêt est d’observer et d’écouter la façon dont le commentaire d’Alix se décale petit à petit, de façon subtile, par rapport aux images qui sont montrées. Cette déconnexion de la parole et de l’image ne provoque pourtant pas un sentiment d’insensé mais offre un regard nouveau sur ce que nous voyons. Enfin, ce qu’Alix théorise à propos son art rappelle le rapport d’Eustache à ses films. En plus d’indiquer que ces photos sont elle-même, quand bien même elle n’y figure pas, elle évoque le fait que « Toute photographie lutte contre la mort, le passage du temps, les ruptures, les choses qu’on ne verra plus. ». Cette phrase s’applique parfaitement à ce qui semble avoir toujours poussé Eustache a filmé, le besoin de garder des traces, d’écrire le cinéma comme le reflet de la trajectoire de l’humanité. Phrase qui résonne d’autant plus fort lorsque nous savons maintenant que ce film était la dernière trace qu’il allait laisser.

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Léa Robinet