Retrospective Jean Eustache #2 : La Rosière de Pessac & Le Cochon

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Par Super Seven

le 09/06/2023


Les documentaires : microscopes provinciaux

L’entreprise de restauration et de rediffusion des films de Jean Eustache, conduite par Les Films du Losange, nous permet de découvrir le travail documentaire du réalisateur de La maman et la putain, relativement méconnu, alors qu’il rentre en parfaite cohérence avec le reste de son œuvre.

Voilà notamment trois films d’une heure par lesquels la méthode Eustache s’offre au réel. Le premier précède d’ailleurs son passage au long-métrage de fiction. La Rosière de Pessac, tourné en 1968, est tourné en parallèle d’événements déterminants pour le réalisateur et la société française en général. Lui qui est aux premières loges du Mai 68 parisien – jusqu’à dédier son film-phare La Maman et la Putain (1973) au contre-coup de la libération sexuelle qui touche alors la jeunesse parisienne – choisit alors de retourner dans sa commune de naissance, Pessac (Gironde), pour chroniquer la tradition d’une France provinciale, catholique et puritaine. Chaque année, une jeune fille née et résidant à Pessac, « des plus méritantes » est récompensée pour « sa bonté d’âme » et « la pureté de ses mœurs » – et autres périphrases de la virginité – pour représenter la ville. Sacrée par le curé lors d’une cérémonie à l’église puis au centre d’une grande fête communautaire, la tradition de Rosière permet surtout à Eustache de capter directement des strates essentielles de son cinéma.

D’abord il y a le filmage du discours, de la tergiversation. Le discours politique, dans la bouche du maire, qui anime autant l’élection que le couronnement de la Rosière, dont la bonhommie et l’engouement face à la tradition trahit une forme une jubilation du folklore redigéré par le monde moderne. Les délibérations, filmées en temps réel, avec la plus grande neutralité, laissent paraître tous les enjeux de représentation que comporte le choix de la jeune fille – la famille est-elle respectable ? A-t-elle l’âge nubile ? Incarne-t-elle la bonne image du foyer ? On comprend bien comment le Eustache de La Maman a pu être séduit par l’opportunité de saisir une délibération institutionnelle de la définition des mœurs juste.

Onze ans plus tard, il revient, cette fois en couleur, et avec des moyens techniques bien supérieurs, s’intéresser à une nouvelle édition de ce rituel. La Rosière 79, suivant l’exacte même structure que son prédécesseur, permet de faire l’état des lieux des notions couvertes dans l’opus précédent : un processus plus rationnalisé – aux mains des syndicats de quartiers notamment – dans une ville plus peuplée, plus moderne. On parle un peu moins de virginité et un peu plus de représenter la jeunesse de Pessac au sens large. L’heureuse élue habite d’ailleurs dans une barre d’immeuble récemment construite. Autre variation capitale : lors de la fête de couronnement, après avoir suivi le maire et sa Rosière dans leur longue tournée des salamalecs, Eustache met en abîme son dispositif à deux caméras en montrant les deux personnages encerclés par son caméraman et son ingénieur du son, comme une manière de marquer la limite de son geste, du naturel des protagonistes à l’écran, et d’internaliser les conditions de création du document. Ainsi, en même temps qu’il sondait une expérience paradoxale de la modernité dans une société changeante, les affects dans un moment d’indéfinition, il semblait chercher par le documentaire le contre-temps de ladite modernité.

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La Rosière de Pessac 68

Le cochon, co-réalisé avec Jean-Michel Barjol, troisième documentaire de la rétrospective, nous immerge parmi un groupe de paysans du fin fond des Cévennes, décrivant longuement leur travail d’abattage, de dépeçage, de découpage d’un porc, que l’on observe d’abord vivant et que l’on voit passer tous les stades de transformation de la chair, jusqu’à la confection des saucisses dans ses propres boyaux. De l’intention éprouvante, radicale – et en un sens provocatrice – de consigner exhaustivement toute la tâche, tout le processus de décomposition de l’animal, Le cochon sonne comme une reconnexion du spectateur aux différents états de son objet de consommation. Par ailleurs, toujours via ce geste d’observation fermement anti-interventionniste, Eustache se garde bien de distinguer tout autre sujet central que le corps du cochon lui-même, le verbe étant réduit aux interactions entre les travailleurs, dans un patois quasi-inintelligible à notre oreille. La répétition du geste, la malléabilité de la chair, la texture de la carcasse fraîchement morte – les deux réalisateurs construisent longuement les conditions d’une hypnose inconfortable, qui documente la matérialité directe d’un rapport au vivant.

Ces trois entités proposent une formidable incursion dans la quête eustachienne de saisir un état de l’époque via l’écoute d’un à-côté de la tendance dominante. Si les choix de sujet parlent d’eux-mêmes, c’est le dispositif qui impressionne par sa manière d’induire toujours le texte comme la chair comme des composantes directes d’un temps réel, fournir le document qui pourrait se dérouler en exacte simultanéité, dans la même matérialité que le moment de la projection.


Victor Lepesant


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Le Cochon (1970)