Retrospective Jean Eustache #1 : Numéro Zéro et Mes Petites Amoureuses

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Par Super Seven

le 04/06/2023


Numéro Zéro et Mes Petites Amoureuses : Vues sur l'enfance et la vieillesse

Numéro Zéro (1971) et Mes petites amoureuses (1974), le film le plus tendre et celui le plus froid – dans un sens bressonien – de Jean Eustache, se lient naturellement grâce à la présence d’une figure : sa grand-mère, Odette Robert. Elle raconte frontalement sa vie dans le premier et est interprétée par Jacqueline Dufranne dans le second (qui lui est d’ailleurs dédié en ouverture). Mais les deux sont à rapprocher également par leur but, fournir un récit autobiographique de soi, que ce soit par une parole spontanée ou par une parole écrite, travaillée, par le documentaire ou par la fiction. Cette obsession d’enregistrer ce que l’on a vécu, le passé, pour l’outrepasser, par pure fascination de la souffrance qu’un homme peut avoir connu ou bien par peur que le temps passe et emporte avec lui certaines traditions, certains vécus semble caractériser le cinéma d’Eustache. En témoigne par exemple sa réaction lors du refus premier de sa grand-mère de raconter sa vie face caméra, notamment la mort de sa mère à l’infidélité de son mari : « Elle m’a dit : « Mais enfin, c’est des choses qui ne sont pas jolies. ». « Ça ne fait rien, ai-je répondu, il faut enregistrer ces choses jolies ou pas, elles sont importantes, elles sont grandes. » ». Le cinéaste ressent le besoin de mêler sa mémoire à celle du cinéma parce que ce qu’il voit autour de lui, dans ses moindres horreurs, est digne d’être retenu.

Numéro Zéro s’intitule ainsi pour tout recommencer à partir du dispositif cinématographique le plus simple ; deux caméras, pas de coupure même lors des claps, puis une femme assise (la grand-mère) filmée face à un homme de dos (Eustache) et la parole entre les deux. Ce nouveau point de départ a une double conséquence évidente. D’une part, il place le cinéma d’Eustache sous le joug du verbe, un cinéma où l’action se trouve uniquement dans ce que l’on se dit, et de l’autre, il le lie à son histoire personnelle. Pourtant il aura fallu attendre 2003 avant que ce film ne rencontre pour la première fois une salle de cinéma, puisqu’une seule version raccourcie (de 47 min contre 1 h 40 min) avait été diffusée à la télévision lors de sa sortie sous le nom d’Odette Robert. Cette version longue qui ressort vingt ans après sa première diffusion ne laisse toutefois transparaitre aucune impression de temps long, tant cette grand-mère captive par son récit et nous transporte dans la France du sud-ouest d’un autre temps. Odette Robert retrace toute sa vie pour le spectateur depuis sa naissance, son enfance heureuse rapidement brisée (jusqu’à ses 7 ans), et fait écho à ce qu’Eustache semble avoir connu dans Mes petites amoureuses. Le film, plutôt tendre par la façon qu’a de s’exprimer la grand-mère et par l’amour que son petit-fils lui témoigne, provoque tout de même l’effet troublant d’une souffrance en partage, d’une transmission de celle-ci de génération en génération ; de la grand-mère au petit-fils, voire à l’arrière-petit-fils puisque l’enfant d’Eustache fait une apparition dès l’ouverture. Quand Numéro Zéro se termine, la petite histoire a rejoint la grande, comme le recueil de la mémoire vivante au crépuscule de sa vie.

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Numéro Zéro (1971)

Dans Mes petites amoureuses, c’est Eustache (Daniel joué par Martin Loeb) qui revient sur son enfance et son entrée dans l’adolescence. Cette fiction, écrite bien avant La Maman et la Putain, aurait dû faire office de premier film et a connu peu de succès tant il en a l’allure mais ne l’est plus. Eustache aurait ainsi pu rejoindre ses pairs dont la réalisation d’une œuvre sur l’enfance a amorcé une brillante filmographie ; Truffaut et Pialat en tête, avec qui le rapprochement n’est pas fortuit. Comme chez le premier, il y a le besoin de parler de son enfance, du rapport conflictuel qu’entretient l’enfant à sa mère dans Les 400 coups, à la fois objet de désir, d’amour mais absente. Puis il y a un peu de L’Enfance nue, puisque les enfants ne sont jamais traités comme des êtres plus innocents que les autres, ni plus doux ni plus fragiles. Eustache témoigne d’une certaine amertume en faisant de l’entrée dans un autre âge – l’adolescence – non pas un nouveau monde qui s’ouvre, mais au contraire une multiple fermeture de portes, à travers une situation sociale qui le rappelle, jusqu’à l’apparition inattendue mais presque logique de Pialat, fidèle à son image, rétorquant à Daniel : « Tu veux faire le malin, mais tu seras comme nous, toujours un pauvre type. ». Mes petites amoureuses c’est l’histoire d’un garçon, vivant paisiblement chez sa grand-mère dans la campagne, qui voit sa vie basculer lorsque sa mère vient le chercher pour l’emmener vivre avec elle et son nouveau compagnon dans une petite ville, à Narbonne. À partir de ce moment, lui qui aimait l’école et avait obtenu une bourse pour entrer au collège est contraint par ses nouveaux parents de travailler chez un garagiste. Il est alors obligé de penser désormais comme un adulte au travail, d’apprendre ce qu’est l’amour, et d’avoir des responsabilités. Un certain dualisme entre la campagne et la ville se fait sentir, et rappelle l’opposition entre l’enfance et le monde des adultes, la campagne étant toujours le lieu de jeux, de vacances, alors que la ville incarne la place du travail.

Mais cette autofiction, récit d’un drame personnel, ne peut pourtant pas être caractérisée de dramatique tant l’enfant garde toujours un ton neutre et ne vit aucune désillusion, ne partant jamais avec beaucoup d’espoirs. Ici, nous retrouvons un peu (ou beaucoup) de Robert Bresson dans les tons, dans la lenteur du rythme, dans les rapports froids qu’entretiennent les personnages entre eux mais également avec le spectateur. Eustache parait être dans le simple constat, dans la restitution sans affect. La caméra tourne même lorsque tous les personnages sont partis du cadre, lorsque l’action est passée. Ainsi, le plan fixe, qui dure volontairement un peu trop longtemps, désamorce finalement sans cesse toute possible accélération de rythme qui pourrait se créer (en suivant les personnages dans leurs sorties après une dispute par exemple), et donne l’impression qu’une caméra a été simplement posée à un endroit afin d’observer ce qu’il se passe. Le seul élément de dramatisation est purement formel, avec une succession de plans qui se terminent en fondu enchainé au noir, rendant le visionnage de plus en plus pesant à mesure que le destin du personnage s’assombrit. Mes petites amoureuses est définitivement le film le plus dur du cinéaste à oser regarder en face tant la cruauté de l’existence humaine y transparait, véritable habilité d’Eustache qui a toujours su faire œuvre de sa souffrance, la mettre à nu face à un spectateur qui ne peut que finir par être profondément bouleversé par ce partage.



Léa Robinet


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Mes petites amoureuses (1974)