Par Super Seven
Doublement mis à l’honneur ce début d’année, avec une rétrospective intégrale à la Cinémathèque Française et la ressortie en salles par Tamasa de La classe ouvrière va au paradis, Elio Petri est de ces cinéastes italiens dont les titres déjà ouvertement politiques le précèdent. Le premier cité est d’ailleurs intégré à la “trilogie des névroses” avec Enquête sur un citoyen au dessus de tout soupçon et La propriété, c’est plus le vol, dont chacune des oeuvres s’attache à l’un des sujets des combats marxistes que Petri soutient (respectivement contre le travail, la police et l’argent). Ce pan de sa filmographie est tout à fait représentatif des obsessions quasi maladives de Petri pour les luttes sociales et les rapports de classes, qui débordent sur sa mise en scène pour donner un cinéma presque enragé, à l’iconographie violente et au discours acerbe.
L’emphase du réalisateur se matérialise très concrètement dans son style démonstratif, entre jeu de montage rapide, musique assourdissante et mouvements de caméra vertigineux pour mieux entrer en collision avec des sujets qu’il n’a que faire de rendre subtils. Une artificialisation du récit retrouvée par exemple dans La propriété, c’est plus le vol, où l’intrigue est jalonnée de discours face caméra des personnages sur un fond noir profond avant que ceux-ci ne soient replacés dans un décor réel via un panotage ou un travelling, les antagonisant tous peu importe leur rôle (du banquier allergique à l’argent au chef d’entreprise cupide en passant par le policier en charge de l’enquête). L’environnement, d’apparence construit autour des personnages, les engloutit totalement et les objets et symboles de possession matérielle (un couteau, des bijoux voire une femme) sont explorés en gros plan, en alternance avec les visages à demi fous des êtres eux aussi filmés de très près. Résulte un cinéma de la pulsionnalité, où il faut se laisser guider par ses affects, en particulier négatifs, mais qui peut parfois perdre en impact auprès d’un spectateur qui n’est ni allié, ni victime des dérives dénoncées (on pense notamment à la réception très tiède accordée à Todo Modo, sorte de film chorale qui tire à vue sur les institutions sans autoriser la moindre ambiguïté sur le caractère corrompu de tous leurs membres). Pourtant, on peut louer le refus permanent de Petri de trahir sa colère, s’entourant ainsi de collaborateurs qui partagent ses idéaux afin de dessiner une carrière parfaitement cohérente.
L’alliance qui se détache est inévitablement celle avec Gian Maria Volonté, figure mythique du western spaghetti qui, dans les années 70, développe fortement son militantisme communiste en réalisant des documentaires sur les ouvriers, participant à des manifestations… Il choisit soigneusement ses rôles, et n’accepte de tourner que si le film est suffisamment engagé politiquement (ce qui l’amène à travailler également avec Francesco Rosi, Marco Bellocchio, Giuseppe Ferrara…). Les deux compères se sont bien trouvés et s’associent entre 1967 (A chacun son dû) et 1979 (Todo Modo) pour quatre des onze longs-métrages de fiction réalisés par Petri, dont deux de la fameuse trilogie des névroses. Des rôles forts et presque abscons pour Volonté, notamment celui du commissaire dans Enquête sur un citoyen au dessus de tout soupçon qui questionne les limites (im)possibles à la transgression pour un homme de pouvoir. Qui pour arrêter ceux qui arrêtent ? Juger ceux qui jugent ? Petri clôt son récit par une citation de Kafka : “Quelle que soit l’impression qu’il nous fait, il est un serviteur de la loi, donc il appartient à la loi et échappe au jugement humain.”. Autrement dit, en tirant sa démonstration à l’extrême avec un chef de la police tueur en série qui se voit confier l’enquête sur ses propres crimes, le cinéaste met à mal l’ensemble des institutions et des dirigeants sans offrir de solution au spectateur quant à leur refonte. Il repose surtout, à grands coups de pieds, la question d’un idéal marxiste où le pouvoir n’existe que divisé entre tous les citoyens.
Gian Maria Volonté dans Enquête sur un citoyen au dessus de tout soupçon (1970)
Malgré tout, l’optimisme se fait rare dans son cinéma, où les personnages sont souvent piégés à leur propre jeu, qu’il soit celui de la manipulation ou de la révolte. Par exemple, les multiples et grotesques rebondissements qui concluent La Dixième victime (son film le plus comique, pour ainsi dire) déconstruisent le mythe de l’assassin au sang froid et au charisme ravageur pour le confronter au ridicule de son entreprise. Après avoir joué au chat et à la souris tout du long avec celle qui le traque, Marcello (Mastroianni), qui pense avoir le dernier mot, tombe dans le piège qu’il a jusqu’alors toujours su éviter : le mariage. De même, dans Les jours comptés, le plombier qui décide de prendre une retraite anticipée pour ne pas mourir au travail se retrouve coincé par cet existentialisme, teinté de déterminisme, en réalisant qu’il n’a pas le statut social pour apprécier les plaisirs de l’art et de la contemplation de sorte qu’il finit par reprendre les outils. Enfin, dans La classe ouvrière va au paradis, même les syndicats les plus engagés ne trouvent pas grâce aux yeux de l’italien tant leur combat est vain face à la machine capitaliste. La clé du film réside dans un ancien ouvrier ayant perdu la raison aux yeux du monde avant d’être placé en hôpital psychiatrique. La folie serait donc le seul exutoire à tout le mal que pense Petri de l’homme face au fatalisme inébranlable qu’il appose aux efforts à réaliser.
En cela, il peut paraître un réalisateur peu empathique car trop pessimiste, assimilable d’une certaine manière à la froideur d’un Michael Haneke qui voit en remède des vices et de l’ordre bourgeois le suicide altruiste (Le Septième continent).
En psychanalyse (notamment chez Freud puis Lacan), la névrose est à distinguer de la psychose et de la perversion. Il s’agit schématiquement de l’expression d’un conflit interne entre la pulsion et son inhibition, qui se manifeste par des angoisses massives, une tendance à la compulsion ou encore une grande irascibilité. Considérer Elio Petri comme névrotique serait alors une manière d’entrevoir ses œuvres comme une réponse “raisonnable” à ses pulsions face à un monde qu’il ne comprend pas, mais aussi une alternative à la folie (psychose) ou à la déviance (perversion).
Pour autant, il serait injuste de ne pas mentionner que Petri concentre d’autres fois sa colère dans quelque chose de plus flottant, comme dans A chacun son dû ou Les jours comptés. Certes pas exempts de la résignation décrite précédemment, ils proposent des parcours d’errance plus proches d’un Antonioni, où les questions métaphysiques des personnages génèrent plus un vertige du vide qu’un mouvement de révolte. C’est l’angoisse de la mort et la fuite face à celle-ci qui l’en rapprochent dans Les jours comptés, et la lente dérive d’A chacun son dû qui passe progressivement d’un thriller policier où tout n’est que corruption à une quête introspective vers la place du protagoniste dans toute cette violence. En résulte une caméra plus posée et des plans plus longs qui dévient de l’action pour nous montrer la ville, les inconnus, et les yeux non plus méfiants mais simplement tristes des personnages. Toutefois, à l’inverse des personnages antonioniens, ceux de Petri n’ont guère le temps de s’autoriser la contemplation, les problématiques sociales demeurant ineffables.
On peut alors voir l’échec de Todo Modo sous un nouvel angle : celui de l’oeuvre qui veut être au croisement de tout (fable politique et apocalyptique, déviances de la religion et du pouvoir, incapacité des dirigeants à sortir de l’égocentrisme), mélanger les attaques envers le système dans toute son exhaustivité avec une ambiance plus nébuleuse dans un huis clos forcé pour ne garder que quelques incarnations personnifiées du bourreau et de la victime. Sans avoir l’efficacité d’un Dino Risi dans Cher Papa ou la subtilité d’un Rosi dans Cadavres Exquis, Todo Modo synthétise bien l’ambiance macabre et incertaine des années de plomb, avec un peuple réduit à l’attente d’un faux compromis (autrement nommé “compromis historique”) pour croire à l’illusion d’un changement. Mensonges, manigances et manipulation de ceux qui disent œuvrer pour le meilleur pour ceux qui ne peuvent que l’espérer : de quoi rendre fou même le plus conscient des névrosés.
Pauline Jannon
Todo Modo (1976)