Retour sur Dans la salle de montage - Logiques du documentaire

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Par Super Seven

le 16/12/2025

Le montage en documentaire reste un domaine peu exploré. Dans leur numéro 803 consacré au montage, les Cahiers du Cinéma ont d’ailleurs choisi de se focaliser uniquement sur la fiction, estimant que le documentaire possède ses propres spécificités. Par exemple, l’élaboration du récit y repose sur d’autres bases : pas de découpage préétabli, ni de scénario au sens classique. Le rapport au sujet filmé change également, puisqu’il ne s’agit pas forcément d'un personnage joué mais de quelqu'un qui a effectivement vécu ce qui apparaît à l'écran. L'arrivée de Dans la salle de montage – Logiques du documentaire, se proposant de faire une analyse depuis l'intérieur du montage en documentaire, est donc la bienvenue. Cette contribution est d'autant plus précieuse qu'elle vient de Luc Forveille, actuel monteur de Claire Simon (Notre corps, 2023), Mehran Tamadon (Mon Pire Ennemi, 2023) et Alexander Abaturov (Paradise, 2022).

L'idée directrice est la suivante : le livre est une pensée du faire, abordant les films non pas comme des objets finis mais en construction. Le montage peut ne jamais avoir de fin et le monteur pourra toujours regarder un film en imaginant un montage alternatif, pas nécessairement meilleur, simplement différent. Ainsi, au cours de son ouvrage, Forveille revient régulièrement sur une même séquence tirée de Zoo de Frederick Wiseman (1993) où l’on voit le personnel du parc assister de loin à la mise-bas d'une femelle rhinocéros, des premières contractions à la naissance du petit mort-né. Forveille reprend les photogrammes de la séquence pour en analyser le montage avant de s'interroger : le sujet de la séquence aurait-il pu être différent ? Si, par exemple, on retirait les plans du rhinocéros, l'attente des employés du zoo deviendrait le sujet de la séquence. Ils se détacheraient du spectateur là où ils étaient son miroir dans le montage initial. L’hors-champ, ce vide créé par l'absence du rhinocéros serait alors cet espace que le spectateur comblerait en scrutant les moindres traces d'expression sur le visage des personnages.

D’autre part, Dans la salle de montage aborde des problématiques souvent complexes : quel rapport entretenir avec les images d’archives ? Comment leur signification évolue-t-elle avec le temps ? Dans quelle mesure peut-on faire abstraction de leur origine ? Que montrer du monde dans un film faisant le portrait d'un individu en particulier ? Malgré ces questionnements exigeants, l’essai reste accessible aux cinéphiles débutants. Sa dimension pédagogique repose en grande partie sur la manière dont le monteur choisit et utilise les images pour appuyer son propos. Ainsi, lorsqu’il s’interroge sur le rôle de la musique dans le cinéma documentaire, il revient sur la séquence de Zoo évoquée précédemment. Il démontre que l'utilisation d'une musique viendrait ici souligner une tonalité en particulier – inquiétante, tragique, philosophique, burlesque – au détriment de la richesse d'un réel filmé qui, par essence, est multiple. En contrepoint, il évoque ensuite Tishe ! de Victor Kossakovsky (2003), long-métrage entièrement tourné depuis la fenêtre de l'appartement du réalisateur. Luc Forveille montre comment l'utilisation de la musique permet au réalisateur russe d'apporter un regard personnel, proche du cinéma muet, sur ce qu'il observe. Les notes joyeuses d'un piano désaccordé accompagnent la démarche maladroite d'un jeune couple ivre qui s'embrasse, trébuche, s'écroule dans une flaque d'eau et se relève en riant. La voix d'une chanteuse lyrique s'élève sur les images de la Lune éclairant la rue et les nuages de vapeur d'eau qui s'échappent du sol.

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Tishe! - Victor Kossakovsky (2003)

Pour autant l’analyse ne s’en tient pas qu’à ces deux seuls exemples mais convoque un large éventail de documentaires. Des œuvres que les cinéphiles débutants connaissent souvent au moins de nom comme Nuit et Brouillard (Alain Resnais, 1956) ou Shoah (Claude Lanzmann, 1985). D'autres issues de cinéastes des Pays-Bas (Johan Van der Keuken), de Chine (Wang Bing) ou d'Irak (Abbas Fahdel) dont les styles singuliers témoignent des immenses possibilités qu'offre le documentaire. Forveille prend le temps d'introduire ces films et leur donne vie avec son sens de la description et de la pédagogie, tout en sachant s’écarter du Septième Art pour bâtir sa pensée et ouvrir d’autres perspectives. La leçon de cinéma se fait alors leçon de français : on se replonge dans ses cours de conjugaison, on (ré)étudie Proust pour observer que le cinéma documentaire est un langage conjuguant plusieurs temps à la fois. Puis surgit l'illustration du tableau de Pieter Brueghel, Le combat de Carnaval et Carême. Une représentation de la place d'un village sur laquelle se déroulent simultanément une fête païenne et une cérémonie religieuse. L'auteur découpe le tableau en différentes scènes qu'il assemble successivement dans des ordres différents, illustrant ainsi comment construire le sens et la narration d'un documentaire portant sur un lieu en particulier à travers plusieurs situations.

De plus, la force pédagogique tient aussi dans la façon dont l'auteur, sans rester en surface, prend le temps de définir ce dont il parle, énonçant les lois fondamentales du montage, lesquelles pouvant sonner comme des évidences d'une banalité confondante. Luc Forveille rappelle pourtant qu'elles ont dû être découvertes, pensées, éprouvées et qu'elles peuvent être contredites. Il se sert de trois plans d’Il était une fois dans l’ouest (Sergio Leone, 1969) qu’il combine de différentes façons pour montrer que ce qui précède donne sens à ce qui suit. Mais il revient ensuite sur l’expérience de Koulechov (1921), qui vient nuancer cette idée. Cette expérience consiste à utiliser le même plan fixe du visage neutre d’un acteur, répété plusieurs fois. À chaque occurrence, ce plan est intercalé avec un autre : un bol de soupe, une femme dans un cercueil, une fillette jouant. Le public croit alors percevoir sur le visage de l’acteur successivement la faim, le deuil et la tendresse. Pourtant le plan reste toujours identique. Luc Forveille en tire une conclusion inverse à celle observée plus tôt : ici, c’est le plan qui suit qui modifie le sens de celui qui le précède. Le stimulant ne vient qu’après.

La pensée du faire est donc une pensée en perpétuel mouvement. Face au réel elle doute, se remet en question. Dans une salle de montage, les certitudes d'un jour peuvent être balayées le lendemain. Chaque loi édictée dans cet ouvrage se voit confrontée à ses contradictions. Ce que l'auteur partage n'est pas un ensemble de règles et de techniques qu'il s'agirait de calquer. C'est un état d'esprit, un vécu. Un exposé vivant pour une pensée mouvante. Parfois ponctué de récits à travers les notes prises par l'auteur au cours de plusieurs montages. C'est un ouvrage qui s'adresse à tout lecteur quelle que soit sa culture, son expérience et son rapport au cinéma. Dans la salle de montage se veut être un livre de chevet, relu et passé au Stabilo pour les jeunes réalisateurs et monteurs. Un voyage foisonnant invitant à découvrir ou se plonger plus en profondeur dans l'univers peu connu du documentaire. Un voyage qui commence en ouvrant la porte d'un monde plus mystérieux encore. Celui de la salle de montage.


Antoine Cota


S7