Considérer le western aujourd'hui / Sur "La mission" de Paul Greengrass

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Par Super Seven

le 05/04/2021
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Que reste-t-il du western en 2021 ? Que reste-t-il de ce genre cinématographique qui a construit et déconstruit le mythe américain ? Que reste-t-il à dire sur un genre moult fois repoussé à ses limites, de John Ford à Clint Eastwood ?
Présent aujourd’hui au mieux une poignée de fois sur nos écrans chaque année (faisons abstraction de la situation actuelle pour ne pas désespérer encore plus), le western ne peut que susciter ces questionnements. Bien qu’il soit nécessaire de le déplorer, nulle volonté ici de faire un plaidoyer d’indignation quant-au déclin public de ce genre. Observons plutôt ce qu’il peut nous offrir aujourd’hui.

Il convient avant tout de ne pas oublier son élasticité. Celle-ci existe par l’influence incontestable du western sur le cinéma, et inversement. Comme le Film noir des années 1940 a influencé le western des années 1950, ou comme le chanbara japonais des années 1950 a influencé le western des années 1960, les exemples relativement récents de "Cowboy & Envahisseurs" (2011) et de "Bone Tomahawk" (2015) montrent que le western peut respectivement se fondre dans la science fiction et dans le film d’horreur. Cette logique d’influence réciproque avec le western s’applique d’ailleurs en dehors du cinéma. Au-delà des possibilités nombreuses de mélanges de genre, les frontières chronologiques et géographiques, utilisées traditionnellement pour définir le western, semblent elles-même caduques. Les cas du chef-d’œuvre Seuls sont les indomptés (1962) se déroulant durant les années 1960, et du post apocalyptique "The Postman" (1997) ayant lieu en 2013, montrent la fragilité de ces frontières chronologiques. Quant à celles géographiques, l’existence de westerns prenant place dans l’outback australien (Meat pie western), ou dans les steppes de l’URSS (l’Ostern), révèle leur usure. Rappeler ainsi l’élasticité du genre rassure, en révélant à juste titre sa pérennité.

Aussi, depuis ses balbutiements, le western fait écho aux mœurs et questionnements relatifs à son époque de production, justifiant le long processus de déconstruction du genre s’opérant parallèlement aux mutations sociétales. Pour aller dans le sens de cette idée, force est de constater que le genre contient essentiellement les grandes thématiques du cinéma américain, dont il serait le terreaux  : la nature face à la civilisation, l’individu face au nombre, la loi, la propriété … Le glissement des réponses apportées à ces thématiques incarne la tendance qu’il a à se déconstruire. Depuis une soixantaine d’années, cela passe par la parodie ou le pastiche (des westerns spaghettis, basés sur l’autoparodie, au cartoonesque "Mort ou vif" (1995) de Sam Raimi en passant par le loufoque "Le Shérif est en prison" (1974) de Mel Brooks), et par le western crépusculaire dont "L’Homme qui tua Liberty Valance" (1962) pose les jalons. Pour autant, cette idée de déconstruction a-t-elle atteint ses limites ? Est-elle encore la seule voie viable ? Posons la question sérieusement. Avec "Danse avec les loups" (1990), Kevin Coster n’a-t-il pas enterré le western pro-indien en l’accomplissant ? "Hostiles" (2017), malgré des qualités qu’on peut lui reconnaître, n’apporte pas un propos nouveau sur le génocide indien. Avec "Impitoyable" (1992), Clint Eastwood n’a-t-il pas signé le western crépusculaire ultime, synthétisant le genre et l’enterrant, dans la lignée de Ford, Leone, Peckinpah, et Cimino ? Qu’on ne s’y trompe pas : il n’a pas là de constat fatal d’une condamnation contemporaine du western à la répétition, ni d’une absence de sortie de bons westerns, mais la question du renouveau du genre se pose, alors qu’il n’a plus connu de véritable rupture depuis vingt-cinq ans. En réalité, le western n’a jamais autant révélé qu’aujourd’hui, la non étanchéité de ses frontières. C’est peut être précisément le fait que les westerns contemporains n’entrent pas dans un carcan, contrairement aux Marvelleries, qui relègue le genre à une place reculée dans l’industrie. Certes, ils se dotent majoritairement d’une esthétique qui se veut réaliste aux teintes crépusculaires, et ils ne nient pas la logique de déconstruction du genre, mais toutes ces considérations ne sauraient dissimuler le fait que le western soit aujourd’hui un terrain de jeu que s’approprient quelques auteurs.

Ces auteurs contemporains, s’ils ne révolutionnent pas le genre, ont en tout cas des choses à dire dessus. Tommy Lee Jones, par exemple, réalisateur de "Trois enterrements" ou encore de "The Homesman", qui dans ce second film distille la noire folie qui emplie l’immensité des paysages de l’Ouest américain et des êtres qui le composent, à laquelle seule la mort ou les gueuleries mélancoliques et nocturnes d’un ivrogne abimé par la vie peuvent répondre. Il y a aussi les Frères Coen, et leurs trois westerns "No Country for Old Men", "True Grit", et "La Ballade de Buster Scruggs". Dans ce dernier par exemple, film à sketchs, ils poursuivent leur réflexion sur la cupidité et la violence de l’Amérique en abordant systématiquement différents poncifs du genre par un biais inattendu et différents registres. Enfin, comment ne pas penser à Quentin Tarantino lorsque l’on parle de western contemporain, alors que son "Django Unchained" a permis à un certain public d’avoir une première approche du genre ? Il s’agit pour le réalisateur de réparer l’Histoire, comme souvent dans ses œuvres, ici à travers le figure fantasmée et jubilatoire du personnage noir de Jamie Foxx, qui s’affranchit de son statut d’esclave puis de son mentor joué par Christoph Waltz, jusqu’à se venger de tous ses oppresseurs dans un bain de sang mémorable. "Les Huit Salopards" est encore meilleur bien que plus décrié par le public pour sa longueur et par certains cinéphiles que les références poussives, notamment au "Grand Silence" (1968) de Sergio Corbucci, ont fatigué. L’ambiance confinée et dangereuse que pose Tarantino, avec la tempête qui fait rage en dehors de la mercerie dans laquelle les dangereux personnages doivent passer la nuit, est délicieuse et le plaisir de l’écriture, notamment des dialogues, ainsi que l’exacerbation de la violence gratuite et de l’immoralité sont ici poussés à leur paroxysme. Parallèlement, il y a des cas étonnants, comme celui d’un auteur non américain qui admet volontiers ne pas bien connaître le western, avec le français Jacques Audiard et son film "Les Frères Sisters", dans lequel il développe sa thématique personnelle de la virilité comme forme de bêtise. Si le film dans cette condamnation de la virilité a quelque chose d’antiwesternien (encore que le "Femme ou Démon" de 1939, réalisé par George Marshall, fouillait déjà cette piste), il en demeure cependant un western dans beaucoup de ses traits.

Sans pouvoir être catégorique sur l’état de santé du genre, force est de constater qu’il a encore beaucoup à offrir. Son élasticité, le renouvellement de son propos au gré des mutations sociétales, et son appropriation par quelques braves auteurs (nous ne les avons pas tous cités), assurent sa survie. Déplorons cependant sa fracture avec un public qui ne le connaît pas (ne serait-elle pas, elle aussi, symptomatique de beaucoup de choses ayant trait à la cinéphilie, à la critique, et aux mutations de l’industrie cinématographique de notre époque ?). Le western c’est le mythe américain, et le propre du mythe est de s’adapter pour survivre, et l’on rêve que celui-ci y parvienne.

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Sur "La Mission"

La sortie de "News of the World" sur Netflix, dernier film du cinéaste britannique Paul Greengrass, le 10 février, suscite l’attention. En adoptant le roman de Paulette Jiles, il s’agit pour le réalisateur, plutôt habitué au thriller d’action, d’une première incursion dans le western, tout en étant une occasion de retrouver Tom Hank devant la caméra, sept ans après Capitaine Phillips. Au-delà de la curiosité que pourrait constituer la découverte du style réaliste et quasi documentaire de Greengrass marié au genre, le western établit un terrain de jeu adéquat à l’épanouissement de la thématique politique perceptible dans l’œuvre de l’auteur. L’époque elle-même d’ailleurs induit au politique. Que peut en effet nous offrir le genre à l’ère Trump ? La Mission est un élément de réponse à cette question, que nous essayerons ici de mettre en exergue.

Qu’on ne s’y trompe pas : le western a toujours su parler de son époque subtilement. Aussi, les différents éléments ici distillés ne font pas exclusivement écho à l’ère Trump, le genre ayant une portée universelle significative et des thématiques caractéristiques depuis sa naissance.
Conscient de cela, le cinéaste ancre son récit en plein Texas, cinq années après la fin de la Guerre de Sécession. Les fractures béantes de la division du pays sous Trump ressortent ici à l’extrême. Cet État incarne de fait le sort de beaucoup d’autres anciens membres de la Confédération : humilié par le Nord, auquel il s’oppose sur la question de l’esclavage, il n’entend guère se laisser dicter son avenir sur un territoire qu’il a conquis lui-même – au détriment des populations amérindiennes. Comment ne pas voir à travers cette population texane du début des années 1870, certaines similitudes avec l’électorat typique de l’ancien président américain : à savoir «  les classes moyennes inférieures blanches et non diplômées »1 ? On retrouve chez eux ce sentiment d’humiliation et de trahison, l’importance de la question raciale, et une certaine pauvreté économique liée à la désindustrialisation.

Ce parallèle avec l’Amérique actuelle trouve son paroxysme dans la micro-société autonome du Comté d’Erath, qui constitue une dérive envisageable de l’isolationnisme (doctrine politique d’ailleurs caractéristique de Trump) : contrôle des frontières du comté, autorisation unique de la presse locale, négation de la démocratie à travers la figure du personnage tyrannique qui prétend lutter pour le peuple, … La violence, thème incontournable du genre, se manifeste dans "La Mission" comme une conséquence des fractures du pays. Le parallèle avec l’actualité, certes peu subtilement délivré dans le film, n’est pas grossier pour autant, et fort heureusement Greengrass évite toute condamnation manichéenne du Nord ou du Sud en s’intéressant à la fracture des êtres qui composent le métrage.


Contre toute attente, le film s’inscrit dans une veine plutôt optimiste propre au western classique.
Cette vision s’exprime par la réponse donnée aux divisions. La Mission est une histoire à échelle humaine plus qu’un portrait de l’Amérique, bien que les deux s’imbriquent. C’est le poids des plaies du passé que filme le réalisateur. Pour le capitaine Kidd, joué par Tom Hanks, c’est à la fois celui des atrocités qu’il a commis pendant la guerre et celui du deuil de la mort de sa femme. Pour Johanna, incarnée par la jeune Helena Zengel, son fardeau est la perte de ses deux familles : l’allemande à laquelle elle a été enlevé par les indiens, et l’indienne à laquelle elle a été enlevée par les autorités. Au fur et à mesure de leur périple une réelle relation filiale de tendresse se tisse entre les deux personnages. Bien que la fin soit un poil convenue, elle est explicite : enterrer la hache de guerre, et s’affranchir du poids de son passé, passe par la rencontre de l’autre. Ce remède aux divisions passe également par le thème de la presse, dont capitaine Kidd se fait l’incarnation à travers sa profession de rapporteur public. Ce métier, peu représenté dans le genre, consiste à délivrer l’information de ville en ville. Tom Hanks incarne ainsi un conteur d’histoire, sorte de troubadour westernien. Sa figure vient prôner la liberté de la presse, thème éminemment actuel à l’époque des Fake News. A l’image du cinéaste, il captive par des histoires plus ou moins exotiques qu’il raconte au public, et, par celles-ci il crée du lien et permet à chacun de découvrir l’autre. Ainsi, l’espoir qui conclut le film s’inscrit plus dans un héritage classique du genre que dans une veine crépusculaire.

Il convient de discuter cet héritage. Tout d’abord, le métrage ne nie pas l’importance du passage du western crépusculaire dans le genre (comment le pourrait-il?). L’esthétique crépusculaire elle-même est perceptible dans quelques scènes de nuit dans la ville. De même, la violence brute et réaliste, présente notamment dans une superbe scène de fusillade, est un aspect très présent dans le western contemporain hérité du crépusculaire. Cependant, bien qu’il fasse fi de tout romantisme, le film semble renouer avec le classicisme. Au-delà du message plein d’espoir et d’humanité, celui de la rédemption déjà évoqué, cela se traduit par le style. Conscient de l’héritage dans lequel il s’inscrit, Greengrass troque son style caméra épaule, que l’on retrouve dans les scènes d’action, pour une mise en scène plus académique qui manque malheureusement de flamboyance et d’ingéniosité. La partition musicale de James Newton Howard va dans le sens de ce classicisme. Pour finir, comment ne pas penser au père du western, John Ford ?
Ne pas convoquer l’immense cinéaste est presque inévitable lorsqu’on parle du genre, mais ici la filiation paraît évidente. Rappelons à ce titre que le long métrage s’inscrit dans la lignée des films de convoi, sous-genre initié par "La Chevauchée fantastique" (1939). La figure de Johanna, enlevée à sa famille biologique par les indiens, fait écho à la "Prisonnière du Désert" (1956) ou encore aux "Deux cavaliers" (1961). L’aspect protecteur et paternel du capitaine Kidd rappelle quant à lui le personnage de John Wayne dans "Le Fils du Désert" (1948), qui trouve sa rédemption dans le sauvetage d’un jeune enfant. Plus globalement, l’héritage fordien se trouve dans la thématique familiale. Si l’optimisme est propre au classicisme, il est à nuancer chez Ford, car la composante majeure de son œuvre est plutôt la mélancolie. De fait, la famille est ce lieu de bonheur dont le héros fordien est exclu malgré lui, comme les personnages principaux de "La Mission" le sont. Mais, à la différence du héros fordien qui parfois cherche un substitut à cette famille perdue dans la camaraderie, eux finissent par fonder leur nouvelle famille.


"News of the World" n’incarne d’aucune façon un renouveau dans le genre. Il n’en a d’ailleurs pas l’ambition, coincé quelque part entre une tendance réaliste du genre plutôt contemporaine et un classicisme hollywoodien, et se contente surtout de raconter une histoire humaine à fonction didactique, tout en dressant un parallèle avec l’Amérique de Trump. Il fait également le choix de nous offrir ce qu’on attend d’un western : les grands espaces (que l’on regrette de ne pas pouvoir admirer sur grand écran), de bonnes scènes de fusillades, une brutalité, un certain contexte historique ... Malgré son académisme et son ton un peu convenu auxquels s’ajoute un léger ventre mou dans la narration, "La Mission" permet aux amateurs du genre de voguer sans déplaisir, et, qui-sait, il attisera peut-être la curiosité des néophytes pour un genre bien trop oublié.


Benjamin Bray