Retour sur la 45ème édition du Cinéma du Réel

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Par Super Seven

le 07/04/2023

Du 24 mars au 2 avril dernier s’est tenue la 45ème édition du festival « Cinéma du Réel », interrompue lors des quelques manifestations, refusant l’engageant seulement à l’écran puisque le réel est dans la rue. L’événement s’est ainsi révélé foisonnant d’idées, de liberté et de tentatives de donner de la visibilité à des films et des cinéastes très mal distribués, à travers des documentaires qui déplacent le regard et changent de côté par rapport à ceux qui racontent habituellement l’histoire.

Tel fut le cas de Je ne sais pas où vous serez demain (2023) d’Emmanuel Roy, qui reprend en partie le dispositif d’un Depardon : placer une caméra fixe dans un lieu pour y enregistrer des entretiens. Ici, dans un cabinet de médecin s’occupant des détenus au Centre de Rétention Administrative de Marseille, où peuvent être retenus des immigrés ne présentant pas de carte de séjour valide pendant 90 jours, avant d’être souvent expulsés dans leur pays d’origine. Ces entretiens laissent entendre la voix de détenus traités dans d’atroces conditions où l’eau et les masques chirurgicaux ne leur sont pas distribués à leur guise. Des témoignages qui regorgent d’histoires de violences et d’inhumanité policières, à tel point que certains préfèrent mettre leurs jours en danger pour y échapper (faire une grève de la faim, avaler toute sorte d’objet). Nous nous trouvons alors face à un cinéma de la parole qui cherche toutefois à limiter l’effet de la présence de la caméra sur ces échanges puisque les détenus prennent rapidement conscience que ce tournage est la seule chance pour eux d’être entendus, eux qui attendent depuis longtemps déjà que leur voix soit libérée. Mais le geste documentaire présent va plus loin que le simple recueil d’une parole puisque le cinéaste fait le choix, à l’encontre d’un Depardon qui choisit souvent de filmer de profil ceux qui parlent (Délits Flagrants en 1994, ou Les Habitants en 2016), de placer la caméra derrière les patients afin de nous mettre à la fois de leur côté de l’histoire, d’éviter leur exposition pour conserver un peu d’anonymat, mais aussi peut-être pour les empêcher de faire du tournage un simple règlement de compte. Je ne sais pas où vous serez demain semble parvenir idéalement à trouver la bonne distance, vue de dos, pour enregistrer des vies si fragiles, si vulnérables dans leur situation actuelle.

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Je ne sais pas où vous serez demain - Emmanuel Roy

Ici Brazza (2023) d’Antoine Boutet, chronique d’un paysage en friche à Bordeaux récemment vendu à des promoteurs, a également su déplacer le regard et changer le récit vendu et vendeur derrière tous les éco-quartiers qui se développent. Il nous montre avec subtilité à quel point ces projets ont pour unique but la gentrification des villes, puisqu’ils s’attaquent à des terrains vagues déjà investis par une culture alternative, par des « Bohémiens », des sans-abris, des teufeurs, … Antoine Boutet réussit l’exploit d’un cinéma très peu didactique, sans commentaire de sa part, avec des plans très parlants qui montrent simplement l’évolution d’un paysage. Il se situe ainsi dans un geste proche de celui de Slaughterhouses of modernity (2022) de Heinz Emigholz, également présenté lors du festival. Composé de plans fixes muets sur des églises et des abattoirs en Argentine, puis sur le Château de Berlin, celui-ci se voit affublé de quelques explications très personnelles, qui assombrissent la narration et lui retirent toute profondeur. Heinz Emigholz a même avoué avoir fait ce film par pure vengeance personnelle, ce qui ne peut pas parler au spectateur. Ici Brazza réussit, lui, parce qu’il confronte sans intervention les discours officiels et les discours de ceux qui pâtiront de ces nouveaux projets d’urbanisme. Il joue notamment ingénieusement avec la publicité faite de ses quartiers, lors de présentations orales et par les images publicitaires, révélant que les heureux sourires des publicités cachent souvent la mise à la marge et l’exclusion de nombreuses personnes. Le bonheur des uns (les riches) faisant le malheur des autres (les pauvres), puisque ceux qui habitaient ces terres gratuitement devront désormais payer des loyers exorbitants pour se parer de tout ce nouveau luxe qui n’a jamais été pensé pour mieux les loger mais pour mieux les déloger. En opposant des plans, datant d’avant l’aménagement du territoire, d’une nature en friche mais abondante à d’autres, postérieurs aux travaux, avec une nature présente (éco-quartier oblige) mais toujours confinée, il met brillamment à jour l’obsession de la rationalisation des espaces naturels dans ces quartiers.

Le festival fut également marqué par la présence de nombreux films qui se sont attachés à réutiliser des images déjà existantes. Ceci laissant transparaitre une tendance d’un cinéma qui prend de plus en plus conscience que les images sont partout, qu’il y a déjà trop d’images et qu’il ne faut pas surenchérir au devenir-image du monde sans réflexion. Animal macula (2021) de Sylvain L’espérance en est le parfait exemple. Le cinéaste a indiqué vouloir originellement réaliser un film sur la condition animale et les différentes extinctions mais avait changé sa façon d’aborder le sujet en prenant conscience que le cinéma l’avait déjà traité sans s’en rendre compte. Animal macula prend alors la forme d’une histoire du cinéma, un montage d’archives sans commentaire, par le prisme de la présence animale dans de nombreux documentaires et fictions depuis le début du cinéma. La mécanique des fluides (2022) de Gala Hernandez Lopez est un moyen-métrage, réalisé dans le cadre de ses études, qui prend ici en charge de façon originale les innombrables images et vidéos qui constituent Internet en traitant le sujet de la culture « incel ». Le film est pensé comme une lettre numérique (composée de vidéos internet et d’images 3D surplombées par la voix de la réalisatrice) adressée à un incel revendiqué, ayant posté une lettre de suicide sur un réseau social et ne donnant plus aucune nouvelle depuis. La mécanique des fluides étonne ainsi en parvenant à toucher le spectateur à partir de telles images, mais également en proposant une analyse fine de ce que deviennent les rapports hommes-femmes à l’heure du numérique et des sites de rencontre, prouvant que c’est l’agencement des images qui fait art et sens. Ces deux documentaires montrent finalement que le cinéma du réel doit se tourner de plus en plus vers le virtuel tant cela remplit notre espace-temps et qu’il est nécessaire de le réfléchir pour s’approprier cette nouvelle dimension de notre existence.


Léa Robinet


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Ici Brazza - Antoine Boutet