Par Super Seven
Du 6 au 9 février 2025, Super Seven couvrait la première édition du festival CinéBaltique, consacré aux cinémas letton, estonien et lituanien. L'occasion de découvrir une sélection variée d'oeuvres baltes, pour la plupart présentées par un voire des membre(s) de l'équipe !
DROWNING DRY
Drowning Dry du lituanien Laurynas Bareisa s’affaire d’abord à filmer une famille en vacances dans leur maison de campagne, son dispositif de distance (plans fixes très larges, ou plus resserrés à la longue focale) convoquant presque le documentaire d’observation. Il faut dire que la chair se crée dans l’attente, au même titre que l’ouverture de la Zone d’intérêt que ce filmage froid-organique en scrutation rappelle inévitablement, à l’instar d’une ambiance balnéaire autour des lacs et des forêts. Comme le film de Jonathan Glazer, Drowning Dry finit par préciser une narration (dans une direction bien différente), mais à nouveau, l’enjeu formel est d’agencer la matière selon un état psychique. Habituant son spectateur à une faible continuité narrative entre les plans par un enchaînement de scènes de quotidiens en plan-séquence, Bareisa fait advenir le trouble en sous-marin. Des événements cités censés ne pas être advenus, des personnages qui disparaissent puis reviennent à la séquence suivante, des scènes rejouées deux fois mais dont on change l’habillage sonore, sont autant d’indices distillés par le montage pour diffracter progressivement la perception dans une narration instable. Entre ces fragments se noue un événement, bien sûr traumatique, qui ne nous est révélé qu’après que les possibles ont été effeuillés et déplacés. Cet exercice de style passionnant a de quoi rappeler les éléments les plus godardiens du cinéma de Haneke, entre rejeux, ellipses, et cadres autonomes vis-à-vis de l’action. Or, si Drowning Dry ne prend jamais de caractère moral, sa forme lui permet de tendre vers la proposition sociologique. Au cœur de ces images, ce sont les corps des mâles dont le cinéaste semble tester la résistance, entre l’ouverture sur un combat de boxe et la figuration constante de la fierté virile des deux hommes-pères-maris de la tribu. Quand ils luttent pour s’amuser, assignés aux loisirs du muscle, leurs femmes répètent une chorégraphie. Loin de tout commentaire didactique sur la masculinité toxique, Drowning Dry fait ainsi l’expérience du démantèlement multiple et fourmillant du noyau familial, dans un schéma où le corps masculin est une valeur centrale.
LIONESS
C’est avec plus de réserves que nous sommes sortis de Lioness, premier des deux représentants estoniens de la sélection. L’argument donne à espérer une exploration complexe de la maternité puisqu’il s’agit d’en observer le versant castrateur – du moins séquestrateur. Helena, dépassée par les comportements et les découchages de sa fille de 15 ans, décide en effet d’enfermer cette dernière dans leur maison de campagne, la laissant pour disparue aux yeux de tous. Liina Triskina-Vanhatalo n’a de cesse de performer la densité psychologique, à grand renforts de gimmicks de cadrage et de montage à effet de dissociation mentale (enchaînement de jump cuts et une caméra qui tremble quand Helena se regarde dans un miroir). En parallèle, la cinéaste décrit avec grand souci ô combien cette angoisse de maman est fondée face à une jeunesse ravagée par tous les maux du siècle : la techno, le sexe, la drogue, et surtout les téléphones portables ! Si Lioness part d’une intention plus fine que cela, sa forme sur-expressive et de tonitruants rebondissements l’empêchent de se désengluer de la caricature réactionnaire. Un twist final au grotesque insolent finit d’acter qu’il y a un début de solution, non pas dans l’acte, mais dans l’affect qui mène à séquestrer sa fille plutôt que de la voir devenir putain ou toxico. Parents d’ados rebelles, prenez note !
Drowning Dry de Laurynas Bareiša
THE EXALTED
Dans la continuité de ces films dont la narration cherche à nous perdre dans la psyché des personnages, The Exalted du letton Juris Kursietis offre une variation plutôt sympathique quoiqu’un peu timide. On y suit Anna (Johanna Wokalek), une organiste de renom qui voit sa carrière chamboulée lorsque son mari Andris est impliqué dans un scandale de corruption. Cela prend d’abord la forme d’un drame intime de couple, avec une Anna en ersatz de Lydia Tár dans sa manière glaciale de gérer sa carrière et mettre de côté sa famille (en premier lieu sa fille), avant de muer en satire buñuelienne – tendance charme discret – de ce milieu social néo-bourgeois régi par les secrets et les faux semblants lorsqu’il faut cacher à tous ce qui entacherait le tableau du couple parfait. Les fausses notes se multiplient entre Anna et Andris, dont la partition semble pourtant déjà désaccordée puisque faite de compromis et de terrains neutres (ils se parlent en anglais puisqu’elle est allemande et lui letton, ils vivent dans la maison d’Andris qu’Anna s’approprie comme elle peut, tandis qu’Andris tolère les écarts de la fille d’Anna…). Quand bien même le foyer est en crise, impossible d’annuler la venue d’un journaliste venu dresser un portrait d’Anna ainsi que des amis et famille là pour profiter d’un déjeuner mondain, au risque de révéler les faiblesses de ce système bien huilé. En résulte une longue séquence de repas grinçante durant laquelle Kursietis fait durer ses plans pour glisser vers le comique sans l’appuyer par trop de fioritures, aidé par son dispositif de caméra épaule qui tourne en continu sans découpage précis, prête à bifurquer à 360 degrés sur les réactions des uns et des autres dans ce moment de malaise. L’intervention impromptue du prêtre du village qui finit par s’écharper avec la fille d’Anna au sujet du mariage donne sans doute lieu aux meilleurs dialogues, qui soulignent toute la difficulté de maintenir une contenance auprès de tous lorsque son foyer vole en éclats. Il est dommage de voir cet absurde devenir de la confusion sur la fin du récit, avec un positionnement peu clair vis-à-vis de sa protagoniste. Le cinéaste et sa co-scénariste semblent tendre à la placer en victime de sa relation et de son image publique (sa carrière et sa vie sont menacées par les magouilles de son mari qu’elle paraît ignorer), ce qui paraît réducteur au vu du milieu dans lequel elle évolue, des succès éprouvés et des relations froides observées avec sa sœur et sa fille. Cette idée de relation toxique qu’il faudrait mettre en exergue à tout prix fait peut être passer The Exalted à côté de son vrai sujet ; la lassitude d’une relation et l’illusion réciproque d’être faits l’un pour l’autre, tout en étant face à un évident fossé que l’on tente de combler avec des mondanités et un faux-self (au sens winnicottien du terme) constant, ou encore avec la pensée magique d’un bébé (idée qui revient à plusieurs reprises) qui viendrait unir le couple en donnant l’excuse d’un tiers pour se supporter.
SMOKE SAUNA SISTERHOOD
Enfin un documentaire, Smoke Sauna Sisterhood d’Anna Hints, seul film de la sélection déjà sorti chez nous avec un succès public et critique. La réalisatrice suit sur six ans des femmes dans un sauna à fumée du sud-est de l'Estonie, sa région d'origine où cette pratique ancestrale est inscrite au patrimoine culturel immatériel de l'UNESCO. Un tournage étiré donc, mais qui apparaît nécessaire pour apprivoiser des femmes qui se mettent à nu, au sens propre comme figuré. Ce travail de la durée – et la confiance qui l’accompagne – procède d'un dispositif simple : sa caméra reste essentiellement dans un sauna sombre où le jour ne perce qu’à travers la porte (si tant est qu’elle soit ouverte) et quelques fenêtres. La photographie soignée laisse ainsi ces rais de lumière pénétrer la vapeur et se poser sur la peau perlée, souvent morcelée au gré de gros plans, afin de s’éloigner du visage et transmettre l’émotion des récits via des fragments de mouvements corporels (des mains qui s’agitent, une étreinte, un massage…). En ramenant le corps à son aspect physique voire charnel (mais jamais sexuel), Anna Hints use d’une certaine abstraction non seulement pour garantir l’anonymat de ses sujets mais aussi toucher à l’universel en sécurisant le regard du spectateur. Ce lieu chaleureux et protecteur permet de libérer la parole de celles qui dévoilent autant leur intimité physique que psychique sans pour autant manquer de pudeur ; les confessions passent de la légèreté du quotidien aux souvenirs de jeunesse dont on préfère rire, en passant par leurs peurs, leurs espoirs ou leurs traumatismes, et dressent un récit sensible sur la place des femmes en Estonie, si ce n’est dans le monde. Les rares passages en extérieur contrastent avec cette brume enveloppante puisqu’ils nous dévoilent le cadre naturel sauvage de ce refuge à travers cette fois des plans larges et fixes qui laissent les femmes explorer au fil des saisons cet Eden, dans leur plus simple appareil. Un vent de liberté qui nous gagne et que la réalisatrice explore du point de vue masculin dans le court-métrage Sauna Day, co-réalisé avec son partenaire Tushar Prakash, appuyant l’universalité des bienfaits de ce lieu quasi-mystique.
Victor Lepesant, Pauline Jannon & Adrien Fondecave
S7
Smoke Sauna Sisterhood d'Anna Hints - sorti le 20 mars 2024