Cannes challenge #3 - Une croisette politique

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Par Super Seven

le 10/05/2025

Parmi les 22 noms de la compétition, quatre se démarquent par leur aspect frontalement politique, s’en prenant à trois gouvernements différents. De l’Iran à l’Ukraine en passant par le Brésil, préparez-vous : nous allons voyager !

Il est de ces “grands” réalisateurs dont on ne connaît pas grand chose. On l’admet, Jafar Panahi en fait partie. Pourtant, en se penchant davantage sur son travail en prévision d’Un Simple Accident, une partie de sa carrière sort du lot : l’après 2010 et l’interdiction (inefficace) de réaliser pendant vingt ans prononcée à son encontre. Dès lors, Panahi prend la notion de “film” à contre-courant comme, par exemple, avec Taxi Téhéran. Derrière des airs documentaire (tournage à l’aide de caméras embarqués dans un taxi dont il est le chauffeur, et enchaînement de péripéties semblant naturelles et aléatoires), Taxi Téhéran glisse progressivement vers la fiction : l’homme mourant dans le taxi ou la discussion finale avec l’avocate Nasrin Sotoudeh autour de l’actualité (bien plus dictée et théorisant l’état de l’Iran en à peine dix minutes) trahissent une certaine scénarisation. Un dispositif toutefois affiné dans Aucun Ours, son dernier film en date, où deux histoires s’entrecroisent. Panahi s’y met de nouveau en scène en cinéaste tentant de réaliser un documentaire à distance mais, dans le même temps, le village dans lequel il séjourne l’accuse d’avoir pris une photo qui pourrait mettre en péril ses habitants. Alternant sans cesse d’un enjeu à l’autre, ce pêle-mêle méta – Panahi est empêché de réaliser, voire persécuté pour cela – perd par sa confusion au point de paraître plus compliqué qu’il ne l’est vraiment. Pourtant le film passionne quand il plonge dans le tragique, particulièrement dans sa double résolution (une pour chaque récit) où Panahi questionne les répercussions de son œuvre sur son pays. Une interrogation apparaît : est-il égoïste de continuer à faire des films, aussi importants soient-ils, alors qu’ils impactent le reste d’une population déjà réprimée ? Cela se retrouve d’abord dans le documentaire fictionnel, où un couple tente de fuir l’Iran alors qu’un de leurs passeports est faux, sans que la femme ne le sache. L’espoir – dimension cinématographique – nourri par le mari qui ne veut pas inquiéter son épouse, quitte à la laisser partir seule, finit par être rattrapé par une dure réalité qui prend une forme tragique à travers un suicide désarmant. D’autre part, Panahi fait miroiter l’existence de la fameuse photo : on le voit utiliser son appareil autour de la ville mais jamais le résultat n’est montré. En refusant de donner aux autorités l’accès à son “art”, il rend tout de suite coupable les personnes dont il a (peut-être) capturé le cliché et il laisse la situation se dérouler jusqu’au drame. Celui-ci, principalement réduit au hors-champ, n’existe réellement qu’à travers ce long plan sur le visage du fictif Jafar Panahi, et invite à réfléchir sur sa responsabilité : le cinéma comme résistance, oui, mais à quel prix?

Du côté de l’Ukraine, Sergei Loznitsa est un habitué de la compétition. Sur quatre films de fiction, trois ont concouru tandis que le dernier, Donbass, fut placé à Un Certain Regard en 2018 ; sans compter quelques-uns de ses documentaires ayant fait le chemin jusqu’à la Croisette dans d’autres sections. Donbass déroule un dispositif ingénieux, qui n’est pas sans rappeler le Slacker de Richard Linklater : un personnage vit une situation (mariage, confrontation politique…) et la quitte en introduisant celui qui prend le relais du récit pour une nouvelle péripétie. Un film choral donc, qui s’amuse du genre en faisant voyager le spectateur avec la caméra autour de ces frontières des territoires occupés comme le Donbass, région déjà marquée par la guerre avant l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Loznitsa s’attache à centrer chaque nouveau protagoniste dans le cadre, à le suivre lorsqu’il se déplace en coupant le moins possible dans chaque segment. Le dispositif est ainsi au cœur du récit : collections de vraies histoires – certaines sont issues de VLOGs sur YouTube, d’autres de documentaires – de l’Ukraine occupée, ou qui ont légèrement été romancées pour le film, cassant aussi un peu plus la barrière de la filmographie de Loznitsa entre fiction et documentaire. Il est assez tragique de voir Donbass commencer par des vignettes tournant au burlesque – les défections qui aspergent un haut-placé, un mariage haut en couleurs… – avant de sombrer un peu plus au cœur d’un territoire touché par la désinformation et la corruption. Qu’ils soient russes ou ukrainiens, tous ces personnages ne se caractérisent que par leur attrait pour la guerre : ils ne vivent que par/pour ça. L’exemple le plus édifiant à ce sujet est celui du citoyen russe passant pour demander du feu à un officier et souhaitant appliquer la loi du Talion, à cause de la torture subie, sur un prisonnier ukrainien attaché à un poteau, avant d’être rejoint dans ce lynchage par une foule de personnes attendant leur bus. Une violence toutefois plus psychologique que physique, les coups venant ponctuer une agressivité verbale quasi-étouffante, tant pour le prisonnier que pour l’audience, surtout quand ce déferlement de rage s’effectue très vite – en cinq minutes à peine, deux ou trois personnes deviennent un petit rassemblement – et paraît banal pour ces habitants, oppresseurs à leur tour. Ce constant échange des rôles est en lien avec le dispositif initial : les personnages changent, les rôles évoluent, les oppressés deviennent les oppresseurs, révélant une région du Donbass tiraillée par une haine mutuelle entre deux camps qui, en un sens, les rapproche peut-être plus qu’ils ne le pensent.

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Donbass - Sergei Loznitsa

De l’autre côté de l’atlantique, le brésilien Kleber Mendonça Filho revient à la fiction deux ans après son documentaire Portraits Fantômes avec L’agent secret, décrit comme un thriller politique prenant place à Recife la fin de la dictature militaire.
Le réalisateur s’est auparavant particulièrement fait remarquer avec Bacurau, Prix du jury en 2019, co-réalisé avec Juliano Dornelles. Avec un mélange des genres qui convoque autant le western de Peckinpah (dans son aspect chasse à l’homme et sa violence viscérale) que le fantastique de Carpenter avec l’introduction d’éléments surnaturels qui isolent la communauté au cœur du récit, les réalisateurs déploient leur critique de l’indifférence du gouvernement envers les coins précaires tout comme de l’impérialisme américain qui ne cesse d’envahir l’espace, jusqu’à pourchasser et massacrer violemment les locaux. La première partie suit en effet les villageois de Bacurau en proie à des évènements étranges (à commencer par la disparition de leur ville des cartes GPS), avant de muer en film de traque où des étrangers sont autorisés à ouvrir le feu sur les habitants, dans un jeu sordide où chaque mise à mort leur apporte des points supplémentaire. Une imagerie qui n’est pas des plus subtiles mais dont l’intérêt réside justement dans l’utilisation de codes du grand spectacle de films de genre pour alarmer sur une réalité sociale dont le tragique lorgne vers les scénarii les plus horrifiques.
Ce rapport à l’invasion teinté de mystère se retrouve aussi dans Les bruits de Recife, exploration flottante du quotidien d’un quartier de la classe moyenne brésilienne. En suivant tour à tour plusieurs des habitants et leurs tracas, sans lien clair dans l’enchaînement des séquences, l’approche de Mendonça Filho s’assimile à celle du documentaire ou encore aux histoires silencieuses et chorales de voisinages d’un Tyler Taormina. Pour autant, le climat anxiogène de cet espace, où la question de la sûreté est au cœur des préoccupations, reste palpable en toile de fond. D’une part avec l’arrivée d’une entreprise de sécurité dont la présence renvoie plus à la peur de l’autre qu’à une quelconque réassurance, d’autre part avec des éléments plus banals comme le vol d’une autoradio ou bien l’aboiement constant d’un chien. La faible caractérisation de tous les personnages transforme le film en témoin politique de l’abandon de ces quartiers par les services publiques, n’ayant donc le choix de s’en remettre qu’à eux-mêmes ou bien à des sociétés privées aux motivations opaques. Cette inquiétude ambiante crée déjà une filiation avec John Carpenter, dans un geste privilégiant la tension qui peut résider dans chaque coin de rue à un discours trop littéral sur l’état préoccupant de son pays.

Condamné à de la prison et cinq ans d’interdiction de tourner en Iran après son film Leïla et ses frères (en compétition à Cannes en 2022), il est presque inespéré de revoir Saeed Roustaee dans les rangs du festival si tôt. Ajout tardif de la compétition, Woman and Child, son quatrième long-métrage, suit une mère de famille veuve qui se bat pour ne pas se laisser emporter par le chaos d’un quotidien mis à mal par le climat familial et politique. Des prémices qui s’inscrivent parfaitement dans la lignée du travail récent de l’iranien qui, à l’instar de plusieurs de ses compatriotes (dont Panahi, abordé ci-dessus), brave censure et répression pour exposer les dysfonctionnement d’une société régie par la terreur.
Dès La Loi de Téhéran, Roustaee s’attaque à la corruption des institutions en montrant la traque d’un gros dealer de la capitale par un officier de police pris dans une machine bien plus grande que lui. Pourtant rongée par l’individualisme, le cinéaste n’a de cesse de montrer la foule-société dense comme un seul homme, une vague qui submerge ceux qui cherchent trop la justice. Le rythme nerveux rend compte de la situation suffocante de l’officier de police, impuissant à se battre contre un système qui a permis la propagation de la drogue en même temps que la marginalisation des drogués, soulignée par une mise en scène au plus proche des corps et à la caméra épaule mouvante au milieu de ces êtres délaissés, que cela soit dans les rues ou dans les couloirs de la prison.
Dans Leila et ses frères, Roustaee prend le parti de restreindre son récit au microcosme familial de Leila, ses quatre frères et ses parents, en proie à des difficultés relationnelles et financières. Comme l’annonce le titre, les hommes sont toujours montrés (jusque dans les cadrages) en groupe avec le pouvoir d’agir, tandis que Leila avance seule contre le monde, gardant pourtant l’espoir d’être celle qui les sauvera tous. Le poids de la société se fait cette fois sentir en filigrane à travers les épreuves que traverse la fratrie, notamment autour de la question du respect des traditions lorsque le patriarche préfère engager sa maigre fortune dans un mariage afin de garantir son honneur plutôt que d’assurer l’avenir de ses enfants. Leila se bat contre la figure patriarcale, mais surtout contre une entité insaisissable qui la dépossède de toute possibilité décisionnelle (elle ne peut pas participer aux réunions d’affaires auxquelles sont conviés ses frères, ou signer elle même le bail de la boutique qu’ils convoitent alors même qu’elle est à l’initiative du projet). Cet ennemi de l’extérieur dépasse le simple cadre de l’Iran, avec une influence des Etats-Unis qui pèse sur le pays en permanence, que cela soit dans les références culturelles apposés sur les vêtements des frères ou dans les postes de télévision allumés en continu sur des programmes américains (WWE, allocutions de la Maison Blanche…), pour finir de manière plus concrète avec une crise financière due à l’inflation causée par les discours et tweets du président Trump. Leila devient le reflet de son pays, engloutie par un monde qui ne veut pas d’elle, gouvernée par une figure répressive et conservatrice, sans aucune arme pour riposter.


Pierre-Alexandre Barillier & Pauline Jannon


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Leila et ses frères - Saeed Roustaee