Par Super Seven
Viendra le feu - Oliver Laxe
En scrutant cette compétition, un petit groupe se forme assez naturellement : celui des enfants cannois. Certains ont eu tous leurs films présentés au festival tandis que d’autres ont fait leurs premiers pas directement dans la compétition. Japon, Chine, en passant par l’Espagne ou la Suède, on voyage… mais tous les chemins mènent à Cannes !
La grande découverte parmi les vingt-deux noms est Oliver Laxe, dont tous les films ont été présentés (et primés!) à Cannes — à chaque fois, dans une sélection différente — avant Sirat, sa première entrée dans la grande salle. Viendra le feu, son dernier en date et Prix du Jury au Certain Regard de l’édition 2019, convoque le talent de composition du cinéaste et de son chef opérateur attitré, Mauro Herce, en transformant certaines scènes en véritables tableaux. La matière est visible, les particules de feu(x) et l’épaisseur de la fumée parcourent l’image et créent un spectacle saisissant, contrasté par un silence quasiment reposant. L'incendie final en est la parfaite illustration : l’Homme (des pompiers ici) est écrasé par les flammes du cadre, les particules dansantes du feu ajoutent une profondeur à l’image, la parcourant de fond en comble. Et, même lorsque le film nous montre la nature, c’est en mettant une emphase sur la matérialité de celle-ci, notamment les nuages qui envahissent le ciel avec leur densité palpable. Le titre annonce le drame à venir : viendra le feu, celui qui effacera et transformera la nature que Laxe a pris le temps de présenter. L’envoûtement est toutefois mis à mal par l’histoire qui s’y insère, celle d’un reclus aidant à la ferme après avoir été libéré de prison pour feu de forêt. Les incendies reprennent justement quand il revient dans ces montagnes, et l’ambiguïté quant à sa responsabilité ne prend pas vraiment, car le film réussit bien plus l’instauration de son ambiance (ce qui semble bien plus l’intéresser que sa narration) qu’en essayant de créer une trame qui pourrait retenir l’attention du spectateur et ajouter un enjeu, autre que l’inévitable embrasement des paysages. Voilà qui laisse un goût amer car on préférerait voir Laxe embrasser la veine plus radicale qu’il laisse entrevoir. Depuis Sirat est passé par là et nous en a mis plein les yeux, les oreilles et la tête en enflammant la Croisette.
Seule prétendante japonaise cette année, Chie Hayakawa a déjà séduit le jury de la Caméra d’Or il y a trois ans avec son Plan 75, dystopie sur une société où le gouvernement japonais finance la fin de vie (dès 75 ans) de sa population vieillissante. La métaphore à l’oeuvre n’est pas très finaude, notamment sur les différentes populations persécutées, en plaçant ces vieilles personnes dans des grands centres – équivalents à des maisons de retraite – avant de leur offrir l’euthanasie. La lenteur est de mise, mettant au diapason du quotidien d’une dame venant d’avoir 75 ans et qui explore ses options vis-à-vis du fameux Plan 75 mais se perd dans le processus. Malheureusement, la redondance – volontaire – vire à l’ennui, Hayakawa ne parvenant pas à donner corps à ses enjeux malgré l’ajout de quelques scènes se passant du côté des employés (une en particulier, aussi) qui offrent un léger changement de point de vue. Il faut attendre la fin pour que quelque chose se passe avec la révélation de mises à mort “automatisées” : un box chacun, silencieux et froid, dans lequel on peut voir la personne voisine subir le même sort. Même dans la mort cette population est isolée, scrutée et, comme chez le vétérinaire, rassemblée par une incinération commune. La déshumanisation est au cœur du plan 75, pour lequel on échange son corps contre un chèque à l’inscription avant de finir à l’abattoir. D’où la petite trame autour de “l’oncle” qui, à défaut d’un prénom, trouve une dignité dans la mort : son corps est sorti du centre pour lui offrir un enterrement, un lieu de recueil pour se souvenir de son identité. Une belle note conclusive mais qui arrive peut-être un peu tard. Une note toutefois porteuse d’espoir pour Renoir, qui suivra cette fois-ci l’opposé, une jeune fille en pleine découverte de soi.
Plan 75 - Chie Hayakawa
Trois ans après son prix du scénario, le suédois Tarik Saleh est de retour sur la croisette avec Les Aigles de la République, dernier opus de sa Trilogie du Caire (après Le Caire confidentiel en 2017 et La Conspiration du Caire en 2022). Ayant commencé sa carrière avec un film d’animation de science-fiction qui laisse imaginer une certaine folie, Saleh s’oriente rapidement vers le thriller en prise de vue réelle, largement plus consensuel. On compte d’ailleurs au milieu de sa trilogie la sortie du Contracteur, incursion américaine sur un soldat renvoyé des forces spéciales (Chris Pine) qui rejoint la mystérieuse mission d’un groupe paramilitaire afin de subvenir aux besoins de sa famille. En réalité tourné trois ans avant sa distribution, le parcours difficile du film révèle sans doute son manque d’intérêt profond à de nombreux niveaux. S’il n’est pas toujours dérangeant d’user de prémices vus et revus (un ex-soldat qui ne sait pas fonctionner sans l’adrénaline des conflits, des “daddy issues” et des regrets tardifs sur son parcours de machine programmée pour tuer), Saleh ne parvient jamais à élever son récit au delà de ceux-ci. En essayant de donner une profondeur à son protagoniste via des flashbacks ringards sur sa séance de tatouage du drapeau américain avec son père, le film s’égare et perd en rythme dans sa course poursuite dans les rues et souterrains berlinois (mention spéciale tout de même à l’apparition de notre chère station de S-Bahn Berlin Alexanderplatz), dont le motif reste d’ailleurs confus suffisamment longtemps pour nous avoir désintéressé avant sa résolution.
Du côté de son triptyque, La Conspiration du Caire s’avère bien plus convaincant par son ambiance à la House of Cards dans une grande université sunnite d’Egypte. L’élection du nouveau grand imam de l’institution devient le cœur d’une intrigue policière politico-religieuse dont les différents aspects se déploient de manière tentaculaire autour d’Adam, un jeune étudiant fils de pêcheur crédule. L’atmosphère de l’école que l’on ne quitte presque jamais, filmée avec une caméra toujours très flottante qui rend compte d’une ambiance aussi mystique qu’incertaine, devient de plus en plus étouffante pour Adam comme pour le spectateur à mesure que nous en découvrons les ficelles, offrant une réflexion certes sage mais structurée sur les institutions et pouvoirs religieux (pour être très simple : quelle est la motivation réelle des personnes à leur tête ?).
On ne l’attendait plus tant son annonce tardait (la faute, paraît-il, à son passage devant le comité de censure chinois), Résurrection, le nouveau film de Bi Gan est bel et bien de la partie sur la Croisette ! Un récit de science-fiction sur une femme dans un état de demi-sommeil qui se voit conter l’histoire de Chine par un androïde, donc dans la droite lignée des précédentes œuvres du cinéaste.
Son premier long métrage Kaili Blues traite déjà d’une certaine manière de la relation au temps et aux souvenirs, cette fois à échelle individuelle avec l’histoire d’un homme (Chen Sheng) qui part à la recherche de son neveu, rencontrant sur son passage des personnes de son passé et de son futur. Débutant de manière plutôt classique avant le départ de Chen Sheng, entre le drame du quotidien et le film d’enquête, le film prend une toute autre tournure lorsque la caméra s’envole brutalement de la voiture dans laquelle il se trouve pour nous immerger dans un long plan séquence où la frontière entre les temporalités et entre le rêve et la réalité se brise. Une dialectique s’opère alors entre le processus quasi documentaire pour montrer la vie des campagnes chinoises (interactions très naturelles avec les personnages rencontrés, attention portée à des gestes pouvant paraître insignifiant), et un dispositif de mise en scène qui expose volontairement le poids du processus créatif (voix off, plans vertigineux, musique extra diégétique…). La magie opère et ce mélange hypnotise totalement, nous faisant perdre de vue la quête initiale du protagoniste pour mieux se laisser aller à l’éveil de nos sens.
L’expérience est renouvelée dans Un grand voyage vers la nuit, œuvre composée essentiellement de plans séquence dont l’onirisme prend totalement le dessus sur la trame narrative. Le travail de la matière (sur les couleurs et textures de l’environnement, le son…) est poussé d’autant plus loin qu’il peut même amener à se questionner sur son intérêt au-delà de la pure démonstration. En voulant se délester de toute idée de linéarité et d’ancrage dans la réalité, Bi Gan perd en souffle et peut finir par lasser le spectateur une fois l’appréciation de la maîtrise technique passée. Reste à voir s’il saura regagner le juste équilibre dans Résurrection !
PAB & Pauline
S7
Kaili Blues - Bi Gan