Par Super Seven
À l’affiche de cette compétition 2025, trois représentants de l’hexagone ayant déjà plus ou moins fait leurs preuves dans les différentes sélections cannoises ! Pour ce billet, rendez-vous avec Hafsia Herzi, Dominik Moll et Julia Ducournau, trois voix bien différentes du cinéma français contemporain.
Nouvelle arrivante en compétition officielle ! Après son César de la meilleure actrice mérité pour son rôle dans Borgo de Stéphane Demoustier, Hafsia Herzi présente son troisième long-métrage en tant que cinéaste, La Petite Dernière, adapté du roman de Fatima Daas. Après son entrée remarquée dans le cinéma grâce à son rôle de Rym dans La Graine et le Mulet d’Abdellatif Kechiche, l’actrice-réalisatrice est devenue une habituée de Cannes. Choisie pour présenter la cérémonie d’ouverture de l’édition 2009, Hafsia Herzi revient maintes fois y défendre les protagonistes qu’elle incarne tels que Samira dans L’Apollonide : Souvenirs de la maison close de Bertrand Bonello, ou Loubna dans La Source des femmes de Radu Mihaileanu, tous deux en sélection officielle en 2011.
Son goût pour la réalisation s’affirme dès 2019, lorsqu’elle présente son premier long-métrage à la Semaine de la Critique, et qui concoure également pour la Caméra d’or et la Queer Palm : Tu mérites un amour. Tourné en quelques semaines avec peu de moyens, Herzi se filme et devient Lila, une jeune femme vivant à Paris, meurtrie après avoir découvert l’infidélité de son compagnon Rémi (Jérémie Laheurte, également passé devant la caméra de Kechiche dans La Vie d’Adèle). Lila redécouvre au détour de nouvelles rencontres les stades d’une relation entre deux êtres : la sensibilité, la franchise, la déception parfois, l’intimité et le besoin de connexion. Cela passe par une caméra proche des visages, celui de Herzi et comme de ceux qui l’entourent, ou qui embrasse, tâtonne les corps de ses potentiels amants. À l’inverse, les moments passés avec les ami.es de Lila sont saisis à l’épaule, dans leur durée, développant une profonde empathie envers chaque personnage au gré de discussions pleines d’humour, de spontanéité et de grâce. Tu mérites un amour paraît en premier lieu teinté de l’inspiration des films de son mentor Kechiche, mais Hafsia Herzi s’en affranchit pour offrir son regard plein de bienveillance envers ses acteur.ices et envers son propre personnage. Une ôde à ce sentiment de vulnérabilité provoqué par celui amoureux, qui ne peut être qu’encore plus nourri lorsque l’on comprend l’importance de l’amour de soi.
L’amour et l’empathie envers les autres se transmettent de nouveau avec le deuxième long-métrage de Herzi. Sélectionné au Certain Regard, Bonne Mère nous immerge dans les quartiers nords de Marseille, ville d’origine de la cinéaste, et brosse le portrait de Nora, femme de ménage et ‘mère-courage’ dont les deux enfants ont emprunté des parcours difficiles. Son fils purge une peine de prison. Sa fille se laisse tenter par l’argent facile. Là encore, Herzi nous place à égale distance de ses personnages, à la bonne hauteur, sans jugement. Nora, interprétée par Halima Benhamed, dont c’est le premier rôle au cinéma, impressionne par son authenticité. Sans artifice, ni maquillage, avec une douce voix et une impassibilité désarmante, son corps guide éperdument la caméra, de la prison où est incarcéré son fils jusqu’à l’appartement qu’occupe sa fille avec son enfant. Son visage filmé en gros plan marque l’effort physique et mental qu’implique le courage d’une personne cheffe de famille qui porterait ses enfants sur ses épaules comme elle pourrait porter le monde. C’est elle le moteur de cette famille, de cet acharnement à se relever, de cet amour inconditionnel. Contre sa lassitude et son désarroi sont substitués une dignité et une bonne foi qui l’aident à tenir. Le regard de Nora sur son entourage épouse celui de Hafsia Herzi sur son héroïne.
Trois ans après la sélection en section Cannes Première de La Nuit du 12, Dominik Moll marque de son côté un retour en compétition, lui qui a déjà été de ces rangs en 2000 avec Harry, un ami qui vous veut du bien et en 2005 avec Lemming.
Avec le premier, Moll se range – du titre jusqu’au ton – dans la lignée des polars grinçants tels que Mais qui a tué Harry ? d’Alfred Hitchcock ou Petits meurtres entre amis de Danny Boyle. Harry (Sergi López), un homme à la fortune inexpliquée, décide mystérieusement d'œuvrer pour le confort de Michel (Laurent Lucas), ancien camarade de classe rencontré par hasard sur une aire d’autoroute. Les premiers gestes d’apparence désintéressés prennent une proportion de plus en plus grotesque (l’achat spontané d’une nouvelle voiture par exemple) pour nous installer dans une atmosphère où la gêne est omniprésente mais prête à sourire : après tout, Harry veut le bien. C’est en rangeant son spectateur dans ce confort d’amusé que Moll parvient à retourner les évènements pour en faire une exploration bien plus sombre de la psyché de ses protagonistes, puisqu’à mesure qu’Harry franchit les lignes, Michel révèle lui aussi sa part d’ombre pour prendre part à l’engrenage inévitablement funeste enclenché par une simple rencontre fortuite. Les deux hommes évoluent finalement en synergie, comme si la perversion du premier autorisait l’autre à libérer ses pulsions névrotiques, et quelque part à s’accomplir comme celui qu’il est derrière son masque de monsieur tout le monde.
Cette dimension tragi-comique, qui laisse le spectateur sur le fil entre sourire crispé et effroi, se retrouve plus récemment dans Seules les Bêtes (2019), dont la structure narrative se révèle plus complexe avec un entremêlement de points de vue de personnages qui vivent chacun de manière parallèle un évènement tragique (le meurtre d’une femme). Si la multiplication des trajectoires peine à prendre corps (peut-être y’en a-t-il simplement trop) et étire le récit, Moll retrouve une certaine grâce dans sa manière de filmer les territoires ruraux et l’ambiance froide qui peut y régner malgré la proximité apparente de ses habitants. Le film gagne finalement dans ses respirations lors de plans larges sur la campagne neigeuse plutôt que dans le revirement étrange de l’histoire vers l’arnaque en ligne honteuse d’un agriculteur par un brouteur, élément qui donne à l’histoire déroulée et ses personnages aux réactions toujours extrêmes une dimension absurde voire ridicule.
Ce travail d’atmosphère est au cœur de La Nuit du 12, où Moll délaisse tout cynisme pour se concentrer sur un crime glacial dans le monde rural . Il est annoncé d’emblée que le féminicide qui ouvre le film ne sera jamais résolu, de sorte qu’il est question de passer à la loupe autant les réactions qu’il provoque que la violence perpétuée (souvent de manière banalisée) par l’entourage en amont de ce crime barbare. Difficile de ne pas voir en cette victime un ersatz de la Laura Palmer de Twin Peaks, autour de laquelle gravitent des secrets dont la révélation écorne l’image modèle que l’on pouvait s’en faire et ouvre la tentation au jugement d’un sort qu’elle “aurait cherché”. L’idée de ne pas identifier un coupable pour partager la faute sur l’ensemble de la société est exposée parfois grossièrement (on pense à ce long monologue de l’enquêteur principal chez la juge), mais a le mérite de s’ancrer dans un ultra réalisme qui désarçonne vis à vis des codes du polar, où la question fondamentale du meurtre est sans arrêt décentrée par des dysfonctionnements systémiques (paperasse, procédures, rapports hiérarchiques…). Moll semble poursuivre dans cette veine de “thriller administratif” avec Dossier 137, qui raconte l’enquête pour déterminer les responsabilités des partis impliqués dans une blessure par tir de flash-ball lors d’une manifestation de gilets jaunes.
La nuit du 12 - Dominik Moll
Partie pour une deuxième Palme d’or ? Quatre ans après la réception unanime de la Palme pour Titane, Julia Ducournau revient sur la Croisette avec Alpha, histoire d’une adolescente atteinte d’une maladie inconnue et moquée par ses camarades dans les années 80. Une fois de plus, Julia Ducournau nous promet de laisser rentrer à nouveau les monstres, ses protagonistes marginalisées.
Dès Grave, son premier long-métrage sélectionné à la Semaine de la Critique en 2016, Ducournau frappe fort avec le parcours de Justine (premier rôle remarqué de Garance Marillier), étudiante végétarienne intégrant une école vétérinaire prise de soudaines envies de manger de la viande, qui tend au cannibalisme. Pas de concession, Ducournau dérange sur le fond et sur la forme. Le cannibalisme s’inscrit autour et dans le corps de Justine et sa mise-en-scène, qui renforce cette impression pénible que Justine est prisonnière du cadre et de ce qu’éprouve son corps au fur et à mesure que le film avance. A tel point que Justine nous prend à témoin, pour nous partager de l’intérieur son propre malaise. Sa bouchée d’un morceau de viande crue évoque un goût de fer dans notre bouche. Le sectionnement involontaire de son doigt suite à une épilation non terminée de son pubis nous impose la sensation de vouloir toucher nos membres pour nous rassurer que tout est toujours bien en place. Les morsures jusqu’au sang entre elle et sa sœur Alexia ainsi que celle sur Adrien, son ami avec qui elle couche, nous forcent à détourner le regard de l’écran. L’émotion, viscérale, prime sur la psychologie. Dès sa première œuvre filmique, Ducournau impose un cinéma du ressenti, au point où nos corps de spectateur.ices sont directement impliqués dans le récit, autant que le corps de Justine se dégrade.
Ce rapport à la chair s’immisce de plus belle dans Titane, auréolé de la Palme d’or en 2021, qui fait pâlir Grave en termes d’effets ‘chocs’. On y suit Alexia (Agathe Rousselle) danseuse érotique dans des rassemblements automobiles alors que son enfance a été marquée par un accident de voiture l’ayant laissée avec un implant en titane dans le crâne. L’univers dans lequel Alexia évolue est teinté de crasse et d'âpreté : en tant que danseuse érotique, elle dispose de son corps comme d’un objet destiné au divertissement et à un regard objectifiant dont elle essaie de s’émanciper. Un départ qui entraîne une rupture de ton, d’ambiance et de rythme. Alexia doit se fondre dans un nouvel environnement, à tâtons et sans comprendre tout ce qui l’entoure, notamment après l’entrée du personnage de pompier bodybuildé incarné par Vincent Lindon. Surtout, Alexia change radicalement de corps, étant recherchée par les services de police après une série de meurtres. Alexia n’est plus, Adrien naît. D’un corps féminin hypersexualisé émerge une corpulence prétendument masculine, dont la poitrine et le ventre bandés jusqu’aux os n’empêchent pas pour autant de donner la vie. Plus difficilement cernable, Titane présente un corps qui mute, sans jamais laisser indifférent.e par une logique de transfert vers le spectateur. Tout passe une nouvelle fois par ce que l’on sent plutôt que par ce que l’on comprend. Le rapport au corps des protagonistes de l’univers Ducournau nous évoque de plein fouet notre propre rapport aux émotions, à ce que notre corps imprime comme sensations.
Talia Gryson & Pauline Jannon
S7
Titane - Julia Ducournau