Par Super Seven
Depuis quelques années maintenant, certains de nos rédacteurs s’attèlent à un challenge : celui de (re)découvrir quelques travaux de cinéastes invités à concourir au Festival de Cannes. Évidemment, cela accompagne nos écrits durant le festival, contextualisant la carrière de ceux dont on s’apprête à voir le nouveau film, mais incarne aussi un exercice cinéphile et de curiosité personnelle.
La sélection officielle ayant été dévoilée courant avril, ces billets accompagnent l’attente jusqu’au festival, où certains de nos rédacteurs se rendront pour vous débriefer tout cela sur place, que ce soit à l’écrit – comme depuis quelques années maintenant – ou par vidéo, un nouveau dispositif en essai afin de diversifier notre couverture.
Néanmoins, cette sélection étant annoncée à un mois (seulement) du festival, ce temps restreint ne nous permet pas de couvrir autant de films que l’on aimerait. C’est pour cela que ce challenge se cantonne d’abord aux cinéastes présents en compétition, puis, si notre efficacité nous le permet, l’on s’attardera sur quelques autres dans le reste de la sélection, parmi ceux qui rendent le plus curieux.
Pour lancer les hostilités, commençons par les “habitués”, du moins les cinéastes déjà venus sur la Croisette pour concourir – voire remporter – la Palme, et dont les nouveaux films sont particulièrement attendus. Au programme, un duo fraternel belge, la coqueluche norvégienne, la reine du low-key américain, l’écossaise aux personnages dépressifs imparfaits et pour finir, l’américain au style coloré et symétrique hautement reconnaissable.
À la révélation des noms dans la course pour la Palme d’Or, un (ou plutôt deux) nom n’a surpris personne : Dardenne. Jean-Pierre et Luc en sont à leur dixième participation avec Jeunes Mères, et il paraît donc logique de rattraper leurs deux Palmes avant de découvrir ce qui pourrait être leur troisième – ce serait inédit ! – tant ils ne repartent (quasiment) jamais bredouille. Leur première, Rosetta, contient déjà tout ce qui fait leur renommée : une caméra portée proche de ses sujets, un réalisme social souvent porté par un (ou un duo de) personnage(s) et une accumulation de problèmes qui tend souvent vers une certaine vulgarité. Dans Rosetta, il s’agit du combat d’une adolescente pour trouver (et garder) un travail pour subvenir à ses besoins et à ceux d’une mère froide et alcoolique. Le film tient beaucoup grâce à la très belle performance de la regrettée Émilie Dequenne, son tout premier rôle dans lequel elle émeut beaucoup. Même quand Rosetta s’avère antipathique (les différentes crasses qu’elle fait à Riquet, l’un de ses collègues, pour s’en sortir), l’incarnation de Dequenne révèle une sincérité dans l’urgence de s’en sortir (à l’instar de Marion Cotillard dans Deux jours, une nuit), passant principalement par le mécanisme de défense que le personnage/l’actrice déploie – visage souvent fermé, forte voix d’adolescente… – qui se brise dans la séquence finale – tentative de suicide aussi grossière que touchante –, où ses pleurs et son silence sont camouflés par le bruit du scooter de Riquet. Un sursaut d’espoir dans le tragique, miroir du destin de son actrice, éternelle Rosetta.
Avec L’Enfant, six ans plus tard, les cinéastes ne s’éloignent pas de ce schéma de manipulation émotionnelle basé sur la répétition lassante d’épreuves à leurs personnages. Le film semble même très vite voué à choquer son spectateur avec la promesse de la vente de l’enfant d’un couple au marché noir. Il se montre finalement plus malin en révélant un homme prêt à tout pour se racheter, alors même qu’il est rattrapé par les dettes engendrées en reprenant l’enfant. Ce qui suit derrière ne dénote pas de Rosetta : les frères montrent différentes situations dans lesquelles le personnage s’enfonce de plus en plus, jusqu’à l’impossibilité de revenir en arrière. L’Enfant peine néanmoins à réussir ce qu’il entreprend, la faute au désintérêt croissant face au systématisme dardennien – en tout cas après avoir vu Rosetta et quelques autres de leurs films –, l’enjeu changeant selon le film que l’on regarde. Peut-être est-ce aussi car le personnage (et sa compagne, très peu présente) n’est que peu caractérisé, empêchant de rendre son parcours saisissant faute d’attache précise à son existence.
Les Dardenne ont néanmoins le mérite de montrer des êtres prêts à tout pour construire quelque chose de mieux dans un monde qui ne leur permet pas forcément de le faire. Espérons que la choralité annoncée de Jeunes Mères (aux cinq personnages principaux) camoufle mieux la formule quelque peu lassante que leur cinéma traîne depuis de nombreuses années.
Deuxième nom très peu surprenant annoncé, Joachim Trier revient pour la troisième fois en compétition avec Valeur Sentimentale qui, malgré le peu d’informations pour l’instant, semble plus proche des heures de gloire cannoises du réalisateur, d’abord avec Oslo, 31 août au Certain Regard mais surtout avec Julie (en 12 chapitres) qui avait électrisé la Croisette il y a quatre ans maintenant. Pourtant, et malgré une filmographie encore naissante, il s’agit ici de s’attarder sur Thelma, moins identifié et “à part” dans la filmographie de Trier par son ton plus fantastique voire horrifique. Ce qui commence par la découverte de sentiments lesbiens dans le quotidien d’une jeune adulte, proie de sa famille ultra-chrétienne, évolue dans un récit qui plonge petit à petit dans le tragique. Trier aborde ici la répression – déjà légèrement présente dans Back Home avec l’étouffement d’un drame familial – par les sentiments que Thelma a peur d’explorer. D’une part, il y a ces pouvoirs télépathiques qu’elle développe mais qui l’effraient et d’autre part un rapport de force familial qui se joue avec ses parents – qu’il soit avec sa grand-mère (sédatée en hôpital car elle est le premier maillon de l’existence de ces pouvoirs) ou avec elle (il est très vite clair que ses parents ont tout fait pour cacher ces “crises”). Surtout, tout cela joue aussi par l’image, la démonstration de ces dons se joue dans la tête de la jeune femme – leur manifestation est d’ailleurs vite coupée par le montage pour revenir à la réalité – et nous fait constamment douter sur ce que l’on voit, pour un peu mieux nous plonger dans son esprit. Et, même si le film semble se conclure de manière un peu branlante et expédiée – Trier n’ose pas totalement plonger dans le potentiel horrifique de ses dernières minutes avec la survie de l’adolescente en jeu et l’antagonisme des parents clairement marqué – il constitue aussi le début d’une construction pour son personnage, d’un passage obligatoire pour devenir adulte et s’épanouir.
Thelma - Joachim Trier
Côté réalisatrices, nous sommes ravis de voir l’américaine Kelly Reichardt à nouveau figurer parmi les noms de la compétition avec son Mastermind, incarné par Josh O’Connor. Alternant depuis Wendy & Lucy (son troisième long-métrage) les sélections cannoises, vénitiennes et berlinoises, Reichardt s’impose peu à peu comme une figure incontournable du cinéma américain indépendant, dans la lignée de Hal Hartley (avec qui elle a travaillé sur L’incroyable vérité) ou de Barbara Loden et son Wanda. En dressant des portraits de “messieurs et mesdames tout le monde”, chacun de ses films s’intéresse à un pan de la société américaine, rongée par l’incommunicabilité entre des individualités toutes traversées par une peur de l’ennui et de la solitude. Le parfait reflet de cette idée est Certaines Femmes (2017). Avec un récit segmenté en trois parties suivant chacune une ou deux femmes dans leur quotidien rébarbatif, elle orchestre des formes d’aliénation autour de leur travail (pour la première et dernière partie), ou d’un projet de construction de maison pour répondre à l’image parfaite de la famille américaine quand bien même les dynamiques entre ses membres sont dysfonctionnelles. Des fragments de vie qui se recoupent sans jamais pleinement se mêler ; par exemple, l’avocate jouée par Laura Dern dans la première histoire apparaît dans la troisième au détour d’un bref regard, sans s’attarder plus sur elle. Des croisements furtifs qui permettent de constater à quel point les personnes sont trop en prise avec leurs propres tourments pour pouvoir faire de la place à l’autre. Le troisième temps est certainement le plus touchant à cet égard, puisqu’il introduit une tentative de connexion entre deux personnages diamétralement opposés : une jeune palefrenière (Lily Gladstone) qui se laisse guider par le rythme des chevaux et du chien du ranch, et une avocate fraîchement diplômée (Kristen Stewart) qui a accepté un poste d’enseignante de cours du soir à des kilomètres de chez elle. Le montage (fait par Reichardt elle même) renforce cette idée de boucle dont il est difficile de s’extraire et l’impossibilité de la rencontre à travers une répétition de séquences marquant la temporalité de la journée : le réveil à l'aube pour travailler, le dîner entre les deux jeunes femmes qui est lui même asymétrique puisque l’une mange et parle tandis que l’autre se contente d’écouter. Des variations, amenées par la nature ou par les personnages eux-mêmes (l’absence d’un chien qui court habituellement derrière un cheval, le changement de moyen de locomotion de la palefrenière), viennent briser la monotonie du quotidien comme de l’image, pour nous faire penser un instant à un ailleurs où ces femmes parviendraient à se détacher totalement de celui-ci.
Cette idée de répétition est aussi au cœur de Showing Up, dernier film en date de Kelly Reichardt (dont vous pouvez retrouver une critique plus complète sur notre site) dans lequel elle explore une autre forme d’ennui : celle de l’artiste en proie à une crise créative. Les déclinaisons que Lizzie (Michelle Williams) apporte à ses statuettes d’argile matérialisent celles de ses journées, tiraillées entre la liberté offerte par son métier, les contraintes qu’elle s’applique en se cloisonnant dans son garage afin de répondre à l’échéance d’un vernissage, et le chaos du monde extérieur qui l’oblige à décentrer son attention. Les séquences s’enchaînent ici avec un rythme assez rapide pour souligner la multiplication des stimuli auxquels nous sommes sensibles surtout lorsqu’ils nous donnent une excuse pour ne pas nous retrouver face à nous-mêmes. Ce récit montre une nouvelle fois la capacité de la réalisatrice à explorer les motifs inhérents à son cinéma tout en renouvelant sans cesse son approche formelle ; du buddy movie de Old Joy aux relectures du western de La dernière piste et First Cow en passant par le film à sketches dans Certaines Femmes ou la fable sur la création de Showing Up. Il nous tarde donc de voir comment Reichardt va transposer ses questionnements dans The Mastermind, annoncé comme un film de braquage au sein du milieu de l’art dans un contexte politique mouvementé, entre guerre du Vietnam et mouvement de libération des femmes.
Du côté de l’Écosse, Lynne Ramsay revient avec Die, My Love, un drame psychologique autour de la maternité lorgnant vers le thriller qui fait nécessairement penser à We Need to Talk About Kevin, qui avait marqué sa première venue en compétition en 2011.
Là aussi une cassure psychologique féminine entraîne l’exploration d’un enfer intérieur. Cela prend les traits du Kevin éponyme : un monstre quasi-saturnien qui dicte un montage non-linéaire, assombrissant la compréhension de ses actes et la narration. L’équation posée est aussi simple qu’insoluble : Kevin a autant créé sa mère que celle-ci l’a créé. Peut-être est-ce parce qu’Eva (exceptionnelle Tilda Swinton) ne voulait pas de cet enfant, bien qu’elle ai fait de son mieux pour l’élever. Ou peut-être parce que, sentant ce dégoût, Kevin a tout fait pour rendre sa mère responsable (au moins mentalement) de ce qu’il commet ensuite. Car s’il ne fait nul doute que Kevin est le seul artisan de toute cette horreur, Eva est la seule crucifiée par cela. D’abord par la ville (les parents des victimes, les habitants…) mais surtout par leur ressemblance (par les traits androgynes, la coiffure courte et noire charbon) sur laquelle la mise en scène brouille les pistes par un échange de regards où les visages sont cachés. La métaphore passe visuellement pour expliquer qu’elle n’en échappera jamais, psychologiquement et physiquement.
En ressassant la vie de Kevin à partir de sa conception (d’où la confusion et non-linéarité du récit), Eva n’arrive pas à faire sens de ce qui est arrivé. Ramsay sonde la recherche d’une réponse logique face à la manipulation dont fait preuve le jeune garçon, lequel déteste le monde entier mais le traduit à travers une haine viscérale de sa mère, coincée sadiquement dans une boucle mémorielle sans fin. Un flou à l’image de ce rideau-voile blanc qui inaugure et clôt sa quête de savoir si l’inévitable l’était réellement. Et cette noirceur se joue dès le titre, parce que ces fameux mots ne sont jamais prononcés : il faut parler de Kevin. Mais Eva, qui ne peut même pas se reposer ou interagir avec son mari qui refuse de croire ses discours sur leur fils,doit rester bloquée dans ce purgatoire, symbolisé par ces cadenas de vélos jaunes, marqueur de la tuerie qu’a commis Kevin.
Ce choix de point de vue maternel, il y a bientôt quinze ans, contrastait déjà avec son premier film Ratcatcher, qui avait eu les faveurs du Certain Regard en 1999. Chronique d’une famille écossaise vivant dans la pauvreté du point de vue d’un de leurs enfants, les sujets graves s’enchaînent (mort d’un enfant, agressions sexuelles, violences conjugales…) sans trop marteler le récit. Car, ici, le regard de l’enfant est principalement extérieur à tout cela. Il ne se rend jamais réellement compte du dysfonctionnement du monde qui l’entoure, sauf sur des sujets futiles – sa sœur a des poux, une amie se fait voler ses lunettes… – qui permettent de respirer face à la noirceur frontale sous la caméra de Ramsay. Au-delà de ce parcours d’un enfant qui grandit et réalise (ou non) la condition de son monde, c’est aussi le portrait d’une Écosse qui est dressé. Un pays en proie à une épidémie de rats causée par la grève des éboueurs de 1973, laissant la ville en dépotoire géant et comme petit terrain de jeu pour les plus petits alors même qu’ils sont en train d’être relogés d’urgence de leurs logements insalubres. Au coeur du bazar, on retient surtout les grands moments de silence : la découverte d’un champ, enfin terre saine et épurée pour notre jeune héros, mais aussi l’affabulation d’un rat (accroché à un ballon) volant vers la Lune, sur fond du Gassenhauer de Carl Orff qui renvoie inévitablement à La balade sauvage. Un fantastique et des couleurs dans une Écosse grise, qui finissent de marquer Ratcatcher comme une très belle première œuvre, forte des promesses que Lynne Ramsay réalise ensuite.
Pour finir avec les incontournables de cette sélection 2025, impossible de ne pas mentionner Wes Anderson. Le cinéaste est plus que jamais un habitué, The French Dispatch et Asteroid City avaient tous concouru à la Palme, et il est même actuellement honoré d’une rétrospective et exposition à la Cinémathèque Française. Bien que ses œuvres divisent le public en raison d’un maniérisme pouvant irriter, son style reconnaissable au premier coup d’œil n’a cessé de s’affiner au fil des années pour proposer des récits de plus en plus introspectifs. Nous vous invitons à cet égard à lire notre article sur la dimension freudienne d’Asteroid City, son dernier film en date, bien loin de l’auto-caricature qu’on pourrait lui prêter. La bande annonce de The Phoenician Scheme fait bien entendu déjà parler en ce sens puisqu’elle révèle une nouvelle fois un casting des plus fournis, des plans en top shot ou travellings orchestrés au millimètre, sans oublier cette colorimétrie pastel si caractéristique. Présentée comme une comédie d’espionnage, les prémices laissent entrevoir une œuvre chorale proche de son Grand Budapest Hotel, qui lui aussi révèle de multiples couches de lecture au-delà de son esthétique tape à l’œil. Anderson glisse en effet régulièrement entre les lignes légères de ses personnages à la présence théâtrale un propos bien plus mélancolique et sombre sur le deuil, la solitude ou encore la dépression qui font de lui un réalisateur sur lequel il vaut le coup de s’attarder au-delà des premières apparences.
Pierre-Alexandre Barillier & Pauline Jannon
S7
Grand Budapest Hotel - Wes Anderson