Carnet de bord Cannes 2023 #3

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Par Super Seven

le 06/06/2023


Il était une foi

Bien qu’unis par une même envie de cinéma, une certaine exigence, les avis au sein d’une rédaction ne sont pas toujours au diapason – Super Seven ne fait pas exception. Toutefois, certaines œuvres peuvent naturellement faire l’unanimité lors du séjour cannois, et s’il y a un auteur qui a su nous ravir, c’est le vétéran Marco Bellocchio avec L’enlèvement. Bien sûr on l’attendait, galvanisés par ses récents faits d’armes (Le traître, mais surtout sa fresque politique Esterno Notte qu’on avait découvert sur la Croisette l’année dernière). Composant sur un nouvel épisode politico-historique – l’histoire du jeune Edgardo Mortara, enlevé à sa famille juive en 1850 par le pape Pie IX pour recevoir une éducation catholique –, Bellocchio propose une étude expressionniste de la transe religieuse. Le dogme, dont la manifestation est plurielle – bien sûr chez Edgardo, qui de la judéité de son enfance finit illuminé par le Christ, mais aussi chez sa famille enorgueillie –, est un traversement du corps, la croyance qui tord le réel. Pie IX, interprété par Paolo Pierobon, s’ajoute notamment à la galerie de cinglés magnifiques que Bellocchio a tissé dans ses études de la folie. Or, la fièvre mystique et paranoïaque, qui hante chaque personnage de Rapito, peut s’épandre grâce à un cadre tour à tour baroque, gothique, opératique ou qui, du moins, fait appel à une longue histoire du maximalisme esthétique. Les deux scènes de retrouvailles entre Mortara et sa mère sont deux effusions lyriques quant au jeu des acteurs que des compositions somptueuses de Fabio Massimo Capogrosso subliment. Ce mode dual de L’enlèvement, qui embrasse la splendeur de ses tableaux pour sonder les névroses d’un monde tout entier, le rend particulièrement vertigineux. Son oubli au palmarès s’ajoute d’ailleurs aux grands mystères de la création.

Moins consensuelle, mais tout aussi passionnante : quel bonheur de retrouver Catherine Breillat après tant d’années d’absence. Sur proposition de Saïd Ben Saïd, la réalisatrice la plus controversée du PAF réexplore le terrain connu de l’histoire de mœurs. L’été dernier, remake de Dronningen de la danoise May El-Toukhry, raconte la liaison entre une avocate (Léa Drucker) et son beau-fils de 17 ans (Samuel Kircher) dans un l’écrin d’une famille bourgeoise malmenée par la transgression. La très fine cruauté avec laquelle Breillat filme les passions interdites la place souvent dans la lignée des plus grands cinéastes ; ici Buñuel et Pasolini, omniprésents dans le trouble qui contamine les membres de ce petit cocon huppé. Mais son geste est, comme toujours, aussi celui d’une autopsie, des conditions d’une relation : un rapport de pouvoir décante, apparaissant soudain au travers de ce qui semblait être une simple affaire de désir. C’est là qu’on tient le meilleur de Léa Drucker, glaçante dans son rôle le plus complexe, lorsqu’elle se confine au mensonge, s’abreuvant meurtrie de l’autorité que lui confère sa position. Un grand Breillat… et donc un très grand film.

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L'été dernier - Catherine Breillat

Difficile d’en dire autant pour Club Zéro, autre entrée de la compétition dont la présence ici a tout l’air d’une régurgitation périmée post palme östlundienne. Jessica Hausner tombe dans un cynisme puéril et vain avec cette histoire de professeur (Mia Wasikowska) qui enseigne à des lycéens de passer à l’alimentation consciente (manger moins, puis ne plus manger du tout), face à un monde des adultes obsédé par la consommation. Cette dualité, filmée sans créativité comme une balade de Haneke à Ikea saupoudrée de l’humour de tonton Ruben, agace par son incapacité à chercher plus loin que la pathétique complaisance à montrer une matière choc (le vomi, encore et toujours, mais aussi des corps cadavériques d’ados endoctrinés) ou à contempler la mort, le néant. Club Zéro annonce donc une voie dès son introduction et s’y engouffre en faisant fi de toute complexité, jusqu’à lasser ; l’importance du moins et du vide devient étouffante tant l’insistance sur l’épure est de mise, de sorte que la diète promise ressemble malgré elle à La grande bouffe, la subversion en moins. C’est d’autant plus rageant que Little Joe, malgré ses défauts, avait quelque chose d’original et d’envoûtant.

Autre déception, Firebrand de Karim Aïnouz et son histoire de revanche « féministe » au moyen-âge, portée par Alicia Vikander et Jude Law. Déception est un doux euphémisme face à un film dont on se demande s’il existe réellement, outre sa direction artistique soignée – le minimum syndical pour un film d’époque. Aïnouz ne parvient pas à donner corps à son intrigue, à ses personnages, sauf en les faisant verser dans la caricature outrancière aucunement crédible – là où le Pie IX mentionné plus tôt devient un monstre de perversité et de pouvoir par ses mimiques – ou à grands coups de lignes de dialogues explicatives. On pourrait presque y voir le pendant raté de tout ce qu’entreprend Bellocchio avec L’enlèvement. A la foi absolue d’un cinéaste en son sujet répond la facilité – pour ne pas dire cynisme à nouveau – d’un autre qui enchaîne les clichés (ambiance Game of Thrones et mise en scène insipide, voix off introductive et conclusive – doublée d’un regard caméra – pour appuyer sur le grand parcours du personnage, flash-backs inutiles et grands violons pour susciter l’émotion) en pensant que cela suffit à donner un bon film. Fremaux semble être tombé dans le panneau, pas nous.

Heureusement, la Quinzaine, loin d’être avare en surprises et en propositions audacieuses, est là pour remonter le moral. Il fallait pourtant s’armer de courage pour aborder L’arbre aux papillons d’or, quête mystique d’un chrétien au Vietnam et geste contemplatif qui s’étend sur trois heures. Si le départ de la ville pour la jungle, l’oreille tendue du protagoniste vers le métaphysique et la narration à trous rappellent instinctivement les grandes lignes du cinéma d’Apichatpong Weerasethakul, ce premier film de Thien An Pham trace son propre chemin dans des actes de bravoure formelle et théorique. Ici les plans séquence mobiles découpent et recomposent les tableaux mouvants d’un voyage intérieur et géographique. Or, la fascinante charge mystique de l’œuvre est à chercher dans son refus de la coupe : dans l’univers panthéiste que Thien scrute, rien ne peut être éludé car tout objet rencontré se raccorde au divin. Foi et histoire sont d’ailleurs intimement liés. Dans une séquence des plus sidérantes, le personnage principal rencontre fortuitement un vétéran de l’armée vietnamienne qui se lance dans un discours spontané sur son expérience de la guerre. La caméra qui suivait déjà le jeune homme depuis une dizaine de minutes dans son trajet jusqu’au vieillard s’arrête aux portes de la maison où sont prononcés les mots, en hors-champ, dans tout l’arbitraire d’une confession à un inconnu. C’est comme une catharsis que le cadre vient à pivoter vers l’intérieur et finit par comporter le visage du vieillard – l’idée, à travers l’exhaustivité du plan, que le temps réel est le garant de la mémoire.


Victor Lepesant & Elie Bartin


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L'arbre aux papillons d'or - Thien An Pham