Par Super Seven
Adaptation du roman (presque éponyme) de Nothomb, Amélie & la métaphysique des tubes était présenté en séance spéciale, sort malheureusement très souvent réservé aux films d’animation sur la Croisette. Une séance très certainement spéciale par la parenthèse qu’elle représente au cœur de ce festival intense, que ce soit en films à découvrir ou en sujets lourds, à travers l’exploration de l’enfance (sur une année) de la romancière dont le récit autobiographique se permet quelques touches de fantaisie. Tout part du concept d’okosama selon lequel, jusqu’à trois ans, les enfants sont des dieux. Amélie, elle, était un “légume” jusqu'à ses deux ans et demi. À son réveil (devenant consciente), elle sépare les océans, crée de forts vents et autres images fantastiques – des carpes à tête humaine représentant l’homme, le “sexe faible”. Surtout, Amélie révèle un univers à hauteur de bambin – Amélie n’est pas bien grande ! – porté par des couleurs vives au service d’une très belle animation en peinture digitale riche en détails. De même, le doux piano que joue la mère d’Amélie accompagne les nombreux sons d’ambiance (des herbes face au vent, des bruits d’eau…) et contraste avec l’énergie débordante d’Amélie qui compense son passé végétatif. Elle crie, court, embête ses frères et sœurs et n’écoute que Nishio-san, son amie et nounou japonaise de plusieurs dizaines d’années son aînée. Cette dernière lui fait découvrir, entre autres, la pluie, qui tombe directement sur la “caméra” et l’ensevelit, ou la mort, qui constitue le cœur du film. Amélie convoque la force du souvenir, des images en tête pour ne pas oublier ceux qui ne sont plus là ; à commencer par sa grand-mère dont elle ne comprend pas le décès et demande qu’on lui explique ce qu’il se passe. Une figure pourtant lointaine – elle vit en Europe – associée par sa famille aux chocolats belges qu’elle ramenait lors de ses visites et qui deviennent le motif de sa mémoire. En manger revient à penser à elle et, petit à petit, la jeune fille développe ses souvenirs entre l’image de ce qui l’entoure et celles qu’elle projette intérieurement, dans un élan dont la beauté légère cohabite avec une certaine gravité.
Parallèlement, à Cannes Première, on célèbre le retour de Kōji Fukada. Love on Trial est une étude de l’industrie musicale japonaise (notamment la J-POP et ses idols) doublée d’une plongée dans la misogynie inhérente au pays. Fukada scinde son film en deux parties séparées par une ellipse : d’abord la rencontre amoureuse entre Mai, idol du groupe Happy Fanfare, et Kei, mime de rue ; puis, huit mois plus tard, leur procès face aux patrons du label d’Happy Fanfare pour non respect de la “No Love”, clause de célibat. En réalité, l’ombre judiciaire plane d’entrée de jeu sur l’idylle naissante et révèle une société où les femmes publiques n’ont aucune liberté. Nanaka, collègue de Mai, est victime d’un harcèlement intense lorsque sa relation est révélée à ses fans : elle doit s’excuser, rompre et vivre dans une sorte d’entre-deux mélancolique. Pour conserver son travail et sa notoriété, elle est condamnée à rester seule. Cette réduction à l’état d’objet de désir – masculin, évidemment – prend forme par l’écrasement des femmes dans les plans par le public – masculin, toujours – à qui elles doivent promettre leur amour lors des rencontres, séances de dédicaces et autres événements. Le procès va d’ailleurs dans le sens de cette réification en puisant sa source dans une demande de dommages et intérêts car des goodies (affiches, peluches…) ne sont plus vendables à cause de la relation de Mai. Fukada expose les mécanismes de la culture incel : les femmes sont dûes et, si l’amour n’est pas réciproque, les conséquences peuvent être très lourdes tant au niveau personnel (les idols) que global (un attentat lors d’un de leurs événements, visant fans et chanteuses). L’ironie est, elle, de mise pour passer au crible l’industrie et son hypocrisie : chaque idylle est crucifiée, critiquée par les membres – les chanteuses sont traitées d’égoïstes – alors même que le harcèlement en ligne s’intensifie et que le groupe/les managers devraient être une source de soutien évidente. Dans le même temps, les chansons du groupe parlent toutes d’amour alors même qu’il leur est interdit. La magie est à côté, cachée, à l’abri des regards, dans les moments poétiques qui émaillent l’histoire de Mai et Kei ; ce dernier joue plusieurs tours pour elle, dont un où il flotte dans les airs accroché à une corde. Une dimension virtuelle, distante, qui renvoie à l’impossibilité romantique déjà montrée quand, au début, chacun est d’un côté de la route, ils se parlent par SMS (visibles à l’écran) mais n’ont que très peu de contact.
Quand vient le procès (ironiquement à huis clos), la chaleur s’évapore progressivement à mesure que le combat pour l’amour fait rage. L’instance les pousse vers la séparation alors qu’ils se battent initialement pour le droit de s’aimer, dans un ultime élan de cruauté du système.
Amélie et la métaphysique des tubes
Pierre-Alexandre Barillier