Cannes 2025 #4 : Sens du détail

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Par Super Seven

le 27/05/2025

La romance est au cœur de Cannes quand la pluie s’y abat. D’abord, direction l’ACID pour retrouver Lucio Castro une seconde fois cette année – après After This Death, présenté à Berlin. Drunken Noodles parcourt quatre moments de la vie sentimentale et intime d’Adnan, étudiant en année sabbatique, alors qu’il vient de déménager à New York. Écrasé par cette grande ville froide, il cherche une connexion romantique avec d’autres homosexuels dans le même état d’esprit que lui. Castro joue avec le temps – sur deux étés, précisément – pour montrer l’évolution de ces saynètes amoureuses et le rapprochement progressif d’Adnan avec la nature, qui contraste avec la vie qu’il mène désormais dans la Big Apple. De même, chaque nouveau “chapitre” est introduit et défini par son titre brodé par un artiste – important au film car il apparaît plus tard en conquête d’Adnan – mais aussi par le changement des relations tissées.
Surtout, Drunken Noodles se déploie essentiellement de nuit, sans préciser aucune date, pour se mettre dans la peau de cet homme qui n’a d’autre repère qu’un maigre travail partiel. Une vie très simple donc, que Castro met essentiellement en scène avec des plans fixes au tempo du personnage, à l’éclairage naturel (lumière d’appartement, reflets de la lune, roue de vélo lumineuse…), et accompagnés des bruits omniprésents du quotidien. Le vent, l'écoulement de ruisseaux et autres sons rythment un film calme, peu bavard mais qui colle à la peau, à la personnalité et au parcours d’Adnan. Du cœur de New York, il s’évade dans un second temps dans les montagnes avant, pendant deux histoires, d’errer en forêt jusqu’à l’épilogue qui marque le retour à la ville mais se termine dans un grand parc vert. La mise en scène de Castro permet aussi de toucher au désir de l’homme, d’être attiré par ce que l’on ne peut toucher à l’image de l’homme-faon flûtiste qui prend part au récit. Le compagnon de voyage d’Adnan lui dit : “Il peut te toucher, mais toi non”, en écho à la nature volatile de ces expériences sexuelles. L’homme-faon incarne la seule nudité frontale du film, objet de désir pour Adnan – prêt à lui faire une fellation – alors que tous les autres actes ne montrent rien (si ce ne sont des fesses). Dans une autre instance, une orgie est capturée par un principe “d’arrêt sur image” : les acteurs restent immobiles, les uns sur les autres et ne peuvent garder leur fixité, trahissant leurs mouvements. Ce qui est effectué est aussitôt caduque, peu intéressant de montrer à l’écran, en tout cas dans son exécution. C’est le désir qui est la clé, celle de vouloir quelque chose et de ne pas l’obtenir, l’image restant en tête et se rejouant encore et encore. À l’image de Drunken Noodles, une expérience flottante qui s’avère être plus enivrante qu’elle n’y paraît.

Du côté de Cannes Première, Michael Angelo Covino présente son second film après The Climb, grand succès à Un Certain Regard en 2019. Splitsville reprend certaines des bases du précédent : une histoire d’amitié et d’amour s'entremêlent, les hauts et les bas de ces mêmes relations et des dialogues toujours aussi vifs et drôles. Son cœur battant est la communication, ce qui se passe quand un couple ne communique pas et cherche la conversation avec une autre personne. Covino et son compère de toujours, l’acteur-scénariste-producteur Kyle Marvin, réactualise la comédie de remariage à l’ère 2025. Ici, pas de (littéral) mariage mais un couple libre (Covino & Dakota Johnson), couchant avec d’autres gens pour évacuer les tensions de leur union. L’autre couple-sujet, Carey et Ashley (Marvin & Adria Arjona), sur le point de se séparer, prennent note et commencent à faire de même. S’ensuit une accumulation de multiples trahisons, quiproquos et autres coucheries. Le rythme est intense, dicté par l’envie de faire rire en continu et avec succès. C’est la surprise et l’escalade inflationniste des situations qui y contribuent le plus : chaque scène commence avec une idée forte (une bagarre, une bromance avec les coups d’un soir de sa femme…) et pousse le vice au maximum, parfois jusqu’à l’absurde (la bagarre n’en finit plus, les coups d’un soir reviennent quasiment tout le temps dans le film ou une masturbation lors d’un trajet en voiture se finit avec un mort). Splitsville ne réinvente pas la roue en ce qui concerne les relations libres : les deux sont secrètement jaloux des aventures extra-conjugales de l’autre, le non-dit commence à les ronger et tout cela commence à avoir des effets irréversibles sur le couple. L’idée est plutôt de s’en amuser, d’utiliser la légèreté que la relation physique prend dans une telle disposition – le corps se retrouve avec plusieurs personnes, sous différents toits… – pour le transformer en véritable terrain de jeu. Les amants s’empilent et deviennent oppressants tant ils occupent une majeure partie du petit appartement que Carey et Ashley habitent. Covino le montre en plan-séquence ininterrompu, où le passage du temps s’effectue en direct et dévoile une nouvelle troupe de personnages secondaires, ressorts comiques, qui permettent aussi de faire respirer le film sur quelques moments hors du quatuor de tête. Surtout, comme Covino l’a rappelé lors de son discours post-projection, la comédie doit être vue en salle. En témoigne l’expérience communale de la salle Debussy où les mille personnes se sont esclaffées sans interruption, faisant de Splitsville l’un des plus grands moments du cru 2025.

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Drunken Noodles - Lucio Castro

Enfin, en séance de minuit, EXIT 8 qui, avant d’être un film, est un jeu vidéo. Le joueur, bloqué dans un couloir de métro sans fin, doit trouver des anomalies – une erreur de poster, un changement de mimique d’un personnage, une porte en moins… – afin de s’enfuir. De la sortie 0 jusqu’à la huitième, il faut réaliser un sans-faute pour échapper aux horreurs de la RATP et de ses portiques démoniaques. La durée de l’expérience dépend donc de l’attention aux détails à l’écran, au point de pouvoir n’être que d’une vingtaine de minutes. L’adaptation cinématographique d’un tel concept rend curieux et questionne forcément : que faire d’EXIT 8 sur quatre-vingt-dix minutes ? Genki Kawamura a très bien compris l’essence du jeu. Plutôt que d’étoffer pour allonger, il envisage le film en incluant la participation du spectateur. La caméra est son œil – à commencer par un long plan-séquence à la première personne –, de sorte qu’il est possible de scruter quelques détails en avance, repérer une anomalie qui pourrait s’y cacher dans une logique interactive. En ne coupant que très peu ces longues séquences d’errances autour du Lost Man, Kawamura recréé l’essence du média sur lequel il est basé car il doit être joué d’une traite. L’un des quelques ajouts à l’univers originel repose sur le traitement des autres humains (dont “l’antagoniste” à la chemise blanche faisant partie de l’anomalie), tous coincés également dans cette boucle sans fin. Une idée qui renvoie à la dimension communautaire du jeu vidéo, et plus spécifiquement aux nombreux guides écrits à la sortie de celui-ci pour aider les autres joueurs à s’en sortir ; Exit 8 est avant tout basé sur l’observation et le partage, ce que Kawamura a bien saisi. Mieux, il le transpose avec une mise en scène généreuse, par exemple sur la création d’anomalies – des cris de bébés stridents, quelques jumpscares –, pour renforcer les dimensions horrifique et comique. L’écriture est aussi soignée, avec une histoire parallèle pour caractériser le Lost Man et lui donner une certaine incarnation. En convoquant autant des traumatismes personnels (la peur d’être père, une vie au cœur du capitalisme…) et l’histoire du pays (les tsunamis, les tremblements de terre…), Kawamura donne sens à un récit sur lequel on n’attendait pas d’explication tout en conservant un aspect sensoriel. Un malaise se crée, un miroir (écran de cinéma, ici) dévoile son reflet et laisse entrevoir un long couloir sans fin, à coup de métro, boulot, dodo avant d’être délivré par une lumière symbolique. Dans le jeu, elle marque la fin de l’expérience du joueur et une sérénité à coups de bruits de nature, mais dans le film, elle le renvoie au départ, à réfléchir sur ses erreurs. Celle de ne pas recommencer les mêmes choses, au risque de voir et revoir cette fameuse sortie 8, purgatoire de la victime du capitalisme et de la vie conforme.


Pierre-Alexandre Barillier


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EXIT 8 - Genki Kawamura