Cannes 2025 #3 : Ébullitions et explosions

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Par Super Seven

le 21/05/2025

D’après Oliver Laxe, Sirāt – titre tiré d’un pont de l’Islam qui joindrait l’Enfer au Paradis – serait son œuvre la plus radicale. Sans lui donner tort ou raison, il est clair que l’on tient là l’une des expériences les plus marquantes de cette Compétition. Ce qui commence par un prétexte narratif (la recherche d’une fille par son père) conduit à un voyage rythmé par de la techno au cœur du désert marocain pour ensuite partir vers quelque chose d’autre : le survival. Une hybridité qui fait sens, la rave initiale cédant place à un film de troupe atypique autour de Luis (Sergi Lopez, seul acteur professionnel ici), réfractaire à l’idée de partager le périple avec une bande de ravers qui se révèle être bien plus empathique et serviable que prévue. Avec de petits moments de détente – des discussions, une coupe de cheveux faite à l’enfant, un amour commun de la musique – Laxe développe une vraie sensibilité entre tout ce beau monde pour mieux rendre le récit plus brutal par la suite. Il suffit d’une franche bascule (un accident dans les montagnes) pour que l’espoir flottant des retrouvailles avec la fille recherchée s’évapore et que le désespoir d’arriver à destination en vie prenne le pas. De fait, l’Apocalypse est sur le point de se produire : des points radios en font le constat (les gouvernements s’effondrent, le temps s’aggrave) et le corps militaire force les gens à se parquer dans des bus, un conflit (jamais nommé) étant imminent. Dès lors, la Fin s’abat sur ce petit groupe et ne fait jamais revenir une once de bonheur dans leur quotidien. La nature, si vaste précédemment, écrase soudainement les personnages qui se retrouvent minuscules en son sein. Les flammes de Viendra le feu sont remplacées par des étendues infinies de sable, laissant tout espoir hors de portée. Surtout, l’environnement est menaçant par le faux calme qu’il laisse planer, en témoigne la présence discrète de mines terrestres qui concrétisent par leur brutalité une peur enfouie, traduite par un montage abrupt lors des explosions (rythmées par un silence assourdissant ensuite) qui surprend au seul moment où les personnages reprennent un peu vie et partagent une séquence musicale. Cette exploration d’un territoire indomptable rappelle Pacifiction d’Albert Serra – outre la présence de Sergi Lopez, les mines du passé colonial renvoient aux essais nucléaires à Tahiti. Surtout, à travers l’ambiance colorée (l’île/le désert et la musique enivrante, commune aux deux), Laxe et Serra créent une fausse piste pour le spectateur, cachant la noirceur pendant un temps avant qu’elle n’explose sans crier gare. Sirāt n’a pas menti sur son titre : le désert relie le “paradis” à l’enfer, mais y entraîne avec lui tous ses spectateurs.

Quatre ans après Bonne Mère, Hafsia Herzi propose un bon complément à son étude des dynamiques familiales en optant cette fois pour le prisme de La petite dernière. Tout commence au printemps, la saison des amours, de l’éclosion et du renouveau, mais aussi la demi-saison durant laquelle les beaux jours peuvent encore être incertains. Le dernier printemps au lycée pour Fatima (Nadia Melliti, sérieuse concurrente pour le prix d’interprétation féminine), benjamine d’une famille soudée à la pratique de l’islam traditionnelle qui découvre son lesbianisme. Même si le récit épouse totalement le point de vue de Fatima, sa force réside dans une dualité entre son éducation et ses désirs qui n’est jamais figée. Herzi ne juge pas, ne choisit pas d’établir de bonnes et de mauvaises réactions aux événements de la vie. Même si la protagoniste est souvent montrée de dos, surcadrée par un miroir ou une fenêtre, l’enfermement symbolisé vient finalement plus de l’intérieur et des limites qu’elle s’impose elle-même que de son entourage. Les saisons défilent, les expériences joyeuses comme douloureuses aussi, marquées en particulier par la relation de Fatima avec Ji-Na (Park Ji-Min), son premier véritable amour. Évacuons d’emblée la comparaison facile avec Kechiche, notamment sa Vie d’Adèle, entendue déjà à maintes reprises depuis la première projection cannoise. L’influence du cinéaste, qu’Hafsia Herzi n’a jamais nié, est bien sûr présente depuis le premier long métrage de la réalisatrice dans sa manière de travailler au plus près des corps et visages de ses acteurs, par ailleurs amateurs pour la plupart. La petite dernière se détache toutefois de ses deux premiers films justement dans un tournant formel qui voit se dessiner de plus en plus un style vraiment propre. Herzi use d’ellipse bien marquées pour scinder son récit en tranches définies, coupe toujours au moment juste pour ne pas faire durer les scènes plus qu’il ne le faudrait (notamment celles d’intimité), mais n’hésite pas non plus à rester fixe sur le visage de sa protagoniste silencieuse. La conclusion n’en est pas vraiment une, avec un retour au printemps qui souligne la faible évolution de Fatima depuis l’année précédente : elle a compris qui elle était, mais ne peut toujours pas en parler à ses proches. La dernière séquence relève des points de suspension plus que du final, parfaite synthèse du point de vue offert sur l’inexistence de réponses fixes à des questions si existentielles.

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La petite dernière - Hafsia Herzi

Au contingent américain on retrouve (pour la première fois) Ari Aster et son Eddington, histoire de la ville fictive éponyme dans laquelle un maire démocrate affronte le shérif républicain. Son croisement et constant échange de genres cinématographiques est son élément le plus fascinant. La première heure se déroule en une sorte de Red (républicain) versus Blue (démocrate) à ciel ouvert dans une ville déserte, faute à un couvre-feu et une pandémie globale, le film se déroulant au cœur du COVID-19 en 2020. Joe (Joaquin Phoenix), fameux shérif, refuse de porter le masque et défie les gestes barrières (notamment les deux mètres de distance). Ted (Pedro Pascal), le maire, use de ces règles sanitaires — il les respecte mais n’y croit pas réellement — pour faire sa campagne de réélection légèrement hypocrite, face à un Joe qui se présente pour délivrer un "peuple muselé". Dès lors, ces rues vides servent d’arène pour ces deux ennemis autour desquels la caméra d’Aster tourne, dévoile un personnage derrière l’autre, à la manière de Sergio Leone. Très mobile, la mise en scène d’Aster accentue les détails par des mouvements de grues, des travellings — on zoome sur les montres pour donner l’heure, on fonce sur un personnage pour voir ses réactions — pour mieux prononcer l’instabilité politique d’une ville sur le point d’imploser à force d’oppression. Et quand cette explosion se produit, le film mute. Eddington devient une chasse à l’homme intense, au rythme enlevé. Le montage se fait plus nerveux, plus sec et laisse moins les plans respirer, notamment lors d’une discussion entre Ted et son fils où les champs contrechamps alternent intempestivement. Le ton bascule également : l’humour est moins présent et la gravité des sujets (racisme, misogynie…) escalade jusqu’à un point assez sombre ; Joe inculpe un de ses collègues pour certains meurtres par sa simple couleur de peau. Le geste caméléon d’Eddington et de son cinéaste ne s’arrête pas là car une troisième strate se dévoile pour lancer le final : un film d’action bête et bourrin. À la Rambo, Joe parcourt les rues désertes d’Eddington, mitrailleuse à la main, à la poursuite d’une bande d’Antifa. En réalité, cette transition vers la violence bête n’est pas surprenante : la première partie, sorte de South Park en live-action par son écriture droit au but et son attrait pour le grotesque, en est le germe. Les réactions sont excessives (Phoenix crie partout et galope en boitant), le bruit est assourdissant (des mines, des balles à gogo) et la conclusion n’en finit plus de se moquer de personnages qu’il n’apprécie pas (le sort réservé à Joe, notamment). C’est en cassant le(s) genre(s) et le(s) mélangeant jusqu’au ridicule qu’Aster saisit le pouls des USA de 2020 marqués par de lourds moments — le mouvement Black Lives Matter et la fin du premier mandat de Donald Trump, entre autres —, parce que cette fracture, pas forcément hétérogène, traduit le mieux cette Amérique divisée, portée par l’ego, la violence et l’individualité.


Pierre-Alexandre Barillier & Pauline Jannon


S7


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Eddington - Ari Aster