Cannes 2025 #2: Faux-mouvements

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Par Super Seven

le 18/05/2025

Belle entrée en matière pour cette Compétition 2025 avec le nouveau film de l’ukrainien Sergei Loznitsa, Deux Procureurs. Une œuvre pas évidente à première vue, d’autant plus projetée à 22h30 – une heure propice aux assoupissements et à la baisse de concentration –, par son rude dispositif : une caméra fixe, des discussions (surtout des monologues de plusieurs dizaines de minutes) et un ton très terne. Le tout pour jalonner le voyage entre Bryansk et Moscou d’Alexander, magistrat fraîchement nommé qui souhaite rencontrer le Procureur Général et un prisonnier de guerre. Loznitsa s’amuse en faisant durer tous ses plans, parfois jusqu’au comique — on suit toute l’avancée du jeune procureur dans la prison dont l’extrême longueur tend à l’absurdité — mais surtout pour mieux plonger dans la peau du protagoniste mené en bateau, à attendre quelque chose qui ne vient jamais. Aussi, comme la caméra est fixe, c’est aux personnages d’exister dans le cadre — à l’instar d’Alexander qui veut faire les choses bien, et pas juste ce que la dictature stalinienne lui demande — mais aussi d’y ajouter une touche angoissante, souvent faite par ces quelques fonctionnaires, quasi-robotiques et qui font contraste à Alexander, qui semble être le seul vivant. Cette immobilité n’est pas un hasard : Alexander doit évoluer dans un cadre métaphorique (le régime) et littéral (le plan de cinéma) rigide qui ne lui fait aucune concession. Cela se joue aussi dans les teintes grises et blanchâtres des peaux crayeuses, avec lesquelles contrastent les habits noirs, faisant sentir le poids du pouvoir au-dessus d’eux. Pourtant le récit s’avère déceptif : tout ce long chemin pour rien. Une vanité sous-entendue dans le titre : deux procureurs. Le second, porté disparu à la moitié du film, est emprisonné car, comme Alexander, il refuse de signer des « certificats de mort ». Leur connexion par accumulation annonce ce qui suit : une boucle sans fin — en tout cas jusqu’à ce que le pouvoir en place s’effondre —, vouée à être rejouée encore et encore si l’on n’accepte pas d’être l’aliénation ambiante qui règne dans le cadre. D’où l’impression d’écrasement d’Alexander, également rejeté en contrechamp à chaque discussion ou isolé de la foule parce qu’il ne collabore pas avec sa hiérarchie. Son enfermement final est alors aussi attendu que logique, tristement expédié par un effet de “surprise” trop évident, et parachève de montrer la dictature dans laquelle le plus grand tort du procureur fût de ne pas être d’accord.

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Du côté de l’Acid, et malgré le plaisir de retrouver Sophie Letourneur et son L’aventura (suite de Voyages en Italie qui avait charmé la rédaction en 2023) en ouverture, le regard se tourne d’abord vers Sepideh Farsi. Put your soul on your hand and walk, documentaire d’échanges avec la photojournaliste palestinienne Fatima Hassouna (surnommée Fatem), est de ces films auxquels le contexte apporte une autre dimension ; la jeune femme a été tuée avec sa famille lors d’un bombardement israélien ciblé le 16 avril 2025, quelques jours après l’annonce de la sélection cannoise. Dès lors, le film paraît inattaquable, et l’on pourrait facilement accuser le critique de défendre par principe une œuvre à la gravité évidente. Pourtant, il faut défendre Put your soul on your hand and walk. Pas par principe mais parce qu’une beauté en émane. Celle de la rencontre entre deux artistes, l’une enregistre en mouvement pendant l’autre saisit des instantanés ; deux femmes aux cultures différentes, Sepideh Farsi est athée et Fatima Hassouna est musulmane ; enfin, deux générations : la première est exilée du régime Iranien depuis ses 16 ans et un emprisonnement à Mashhad, la seconde est au coeur du génocide qui ravage Gaza et tente d’y survivre tant bien que mal. Tout se passe par écrans interposés au gré d’appels vidéos à la connexion instable, renvoyant à la fragilité du sort de Fatem. Contrainte d’aller chez une amie pour capter suffisamment, chaque coupure ou grisaillement laisse entrevoir la possible arrivée du pire, du moins d’un drame, malgré les étranges arrêts sur image qui conservent le sourire impérissable de celle qui résiste ou les nombreux écrans “Reconnexion…” qui invitent à garder espoir. Voilà ce qui anime Put your soul on your hand and walk, la force du courage, au point que l’inquiétude de la cinéaste – essentiellement réduite à sa voix hors-champ, elle filme son écran de téléphone – est contrebalancée par la résilience joyeuse de son interlocutrice. Un contraste renforcé par les trains de vie respectifs des deux femmes : Farsi voyage à travers le monde pour présenter ses films ou aller en vacances en famille pendant que Fatem est cloisonnée dans des murs branlants avec les siens. L’écueil bourgeois de l’entreprise de bonne conscience est ici annihilé par la spontanéité des interactions : chacune fait connaître sa famille à l’autre et le rapport filmeur-filmé disparaît pour révéler une amitié sincère fondée sur l’écoute et l’empathie. Fatem le dit elle-même lorsqu’elle demande à Sepideh de ne pas culpabiliser quand elle partage sa frustration de ne pouvoir faire rien de plus qu’appeler pour apporter son soutien car elle est déjà touchée du temps qu’elles s’accordent. Le témoignage fait ainsi écho au traitement médiatique de la cause palestinienne, notamment en France, réduite au silence ou vite amalgamée au terrorisme alors qu’une maigre attention suffirait à contrebalancer certaines idées reçues et alerter sur des conditions de (sur)vie qui n’ont pas lieu d’être. D’où le choix ingénieux de Farsi de filmer également son écran de télévision et les plateaux télé anglophones qui abordent la situation à Gaza, illustrant indirectement le besoin d’intermédiation par le smartphone pour relayer ce qui se joue là-bas et informer autrement. Les seules images ayant une existence pure sont les photographies prises par Fatima Hassouna qui apportent des respirations entre les appels malgré ce qu’elles documentent (rues détruites, cadavres ensevelis et traînées de sang), au même titre que les ouvertures de la porte à son chat par Farsi sans couper. Put your soul on your hand and walk n’est ainsi pas une tribune offerte à une jeune palestinienne mais une réflexion profonde sur la manière de rendre compte d’une situation génocidaire en temps réel sans moraliser le spectateur ni jouer d’un manichéisme quant aux forces s’opposant. Il s’agit de créer un ensemble, racontant l’horreur – la famine gagne progressivement la famille d’Hassouna, qui finit par confier sentir sa fin approcher – sans en faire le seul horizon pour maintenir à flot une humanité déjà trop asphyxiée. Prenons pour preuve la bonne humeur de Fatem après une explosion ayant eu lieu dans le quartier voisin : “I’ve good news” dit-elle avec le sourire pour introduire l’appel en racontant les faits et sa joie d’être toujours là. S’ouvrir à l’autre revient, d’une certaine manière, à lui ouvrir des portes : Fatem continue à se battre et espère voyager un jour car Sepideh lui offre à voir des décors qu’elle rêve d’arpenter à son tour ; la foi de Sepideh dans l’art comme résistance est renforcée par la détermination de Fatem à travailler malgré ce qu’elle endure. Et le spectateur/critique de vouloir continuer à questionner et affiner son regard en n’oubliant pas son âme en chemin.


Pierre-Alexandre Barillier et Elie Bartin


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