Critique Cannes 2024 : The Substance - Coralie Fargeat (7/7)

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Par Super Seven

le 02/06/2024


Deux corps ? Demi mort.

The Substance, nouveau film de Coralie Fargeat après Revenge (2018), commence sous les meilleurs auspices : Elizabeth Sparkle (Demi Moore) incarne un ersatz de Jane Fonda période fitness avec une terrible épée de Damoclès au-dessus de sa tête, elle est belle mais trop vieille pour cette industrie. Une solution : générer une version plus jeune – donc plus parfaite – d’elle, Sue (Margaret Qualley), grâce à la substance ; mais tout ceci a un prix. Les deux pieds sont dans le plat et l’outrance est de mise pour la peine, avec un plan fixe en courte focale auquel un producteur du « joli » nom de Harvey (Dennis Quaid) colle son nez alors qu’il urine. A côté, les longs couloirs dégueulent de couleurs pour renforcer la vulgarité de cet univers à mi-chemin entre la série B kitsch et un épisode des Looney Tunes. Elizabeth jure pourtant avec ce décor bariolé, trainant derrière une étrange mélancolie. The Substance s’attelle à montrer comment Hollywood — et le cinéma en général — traite ses actrices vieillissantes et le poids moral que cela leur inflige, jusqu’à les amener à subir des modifications corporelles irréversibles. C’est comme si Boulevard du crépuscule rencontrait La Mouche.

Fargeat ne se gêne d’ailleurs pas pour étaler ses diverses références, principalement horrifiques mais pas que, dont Showgirls auquel il est difficile de ne pas penser tant les sujets sont proches (contrôle du corps féminin par des magnats masculins face à un désir d’émancipation) malgré les différences de milieux abordés. La gémellité des corps de Sue et Elizabeth rappelle également Shining par endroits et parachève, par cette citation de Stanley Kubrick, la nature pop et iconoclaste du film. Elle va jusqu’à citer Revenge, entre les couleurs criardes, les plans sans pudeur — les longs ralentis sur Sue renvoient à ceux sur Matilda Lutz —, des décors irréels (les longs couloirs rouges, cette salle de bain qui semble d’une hauteur infinie…) et surtout ce gore cartoonesque, à la radicalité oscillante entre le dégoûtant et le comique. En pur objet camp, le film tient surtout par son caractère excessivement mutant, incarné par Demi Moore qui ne cesse de se transformer physiquement quitte à tomber dans le ridicule pour mieux dénoncer le diktat de l’apparence. La comédienne, dont on peut considérer qu’il s’agit d’un retour sur le devant de la scène (et quel retour !) accepte de tout subir. Prenez cette invraisemblable scène de cuisine, où le visage, déjà surmaquillé et lourdé de prothèses, se retrouve aspergé d’œuf, de viande et de farine ; un corps passé au mixeur en somme, à la date limite de consommation expirée. A l’inverse, Sue ne peut être qu’objet de désir : un visage ou un corps — en sueur, huilé — offert au grand audimat de la télévision pour célébrer sa beauté.

C’est dans cette fabrique du désir que la satire de Fargeat s’exprime le plus vivement. Elle fonce tête baissée dans les a prioris des décideurs et d’une certaine opinion publique qui qualifient de folles celles qui se soumettent tristement aux impératifs du milieu pour survivre. Elizabeth refuse d’accepter qu’elle n’est plus « désirable » contrairement à son alter ego rajeuni – déprimante preuve que la substance fonctionne – et le contraste entre leurs deux physiques n’en est que plus saisissant. Alors, pourquoi ne pas appliquer le procédé du champ-contrechamp à deux paires de fesses distinctes ? L’absurdité de la démarche prête à sourire mais révèle également la triste obsession autour des formes féminines. Le corps littéralement neuf n’intéresse que s’il ne change pas (et peu importe si le reste bouge) car c’est sur lui que reposent une stabilité financière et de réputation, pour Sue comme pour les producteurs et la chaîne qui diffusent l’émission. Le regard réducteur que Fargeat appose sur ces deux femmes n’est en réalité pas le sien mais celui d’une société incapable de considérer l’inéluctabilité du passage du temps. En allant toujours plus loin dans la sexualisation (ce fameux montage de fesses), elle nous confronte à notre propre lubricité de spectateurs/consommateurs face aux corps et surtout à l’image que nous nous en faisons.

Surtout, The Substance aborde en filigrane la question de la perte de contrôle de son corps — ici fantastique et involontaire — une fois que l’on devient une personnalité publique. Cela résonne particulièrement avec le récent cas Sydney Sweeney, corps fantasmé par les uns, critiqué par les autres. Cette dernière n’hésite pas à répondre aux deux camps, assumant fièrement sa plastique et voulant montrer que ce que l’on voit d’elle n’est que ce qu’elle décide que l’on voit. Cela n’empêche pas les polémiques, les défenseurs de son libre-arbitre ont même questionné son autonomie sur sa nudité dans des films dont elle est l’origine. Or Immaculée est un exemple parfait de la volonté de Sweeney qui préfigure le cœur du projet de Fargeat : comment une femme peut-elle perdre le contrôle de son corps ?

Les deux films partagent une approche similaire axée sur le plaisir horrifique. La française se montre extrêmement généreuse sur les différentes façons de générer le dégoût, rejouant les immanquables du body horror en faisant souffrir ongles et peau. Tout y passe et le plaisir sadique de la mise en scène répond à celui du spectateur pour mieux le confronter à son amour du crade. Cela part d’une naissance de Sue par le dos d’Elizabeth — le début de l’agissement de cette substance — jusqu’à l’avènement de Monstro Elisasue, combinaison délirante des deux femmes, dans une scène aux hectolitres de sang qui n’a rien à envier à Carrie. Ce rapport au corps et à la chair se retrouve également dans la débauche d’effets pratiques aux résultats hallucinants de « justesse grotesque » — ce(tte) Elisasue entre Basket Case et le gros claqueur de The Last of Us. La femme chez Fargeat est une créature insaisissable et protéiforme, capable de se réinventer pour s’adapter à tous les univers et obstacles et avancer. Le violeur de Revenge en avait les frais, maintenant le cinéma hollywoodien. Qui donc peut arrêter l’élan de la cinéaste française ? Pas nous en tout cas, nous attendons impatiemment la suite de ses aventures.

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The Substance - Coralie Fargeat


Pierre-Alexandre Barillier