Critique Cannes 2024 : Spectateurs ! - Arnaud Desplechin

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Par Super Seven

le 22/05/2024


C’est peu dire que l’on attendait le nouveau film d’Arnaud Desplechin avec ferveur. D’une part parce que cet immense cinéaste sort de deux additions mineures à sa filmographie – une de rupture, Tromperie, dont le dispositif d’adaptation confinait à l’exercice de style, puis Frères et sœurs, quintessence ludique mais redite des grandes lignes de son œuvre.
D’autre part, la promesse d’un film sur le cinéma et sa découverte, qui convoque pour la quatrième fois le personnage matriciel de Paul Dédalus – en somme, une occasion en or pour un Fabelmans roubaisien.

Spectateurs ! se lance plutôt sur la voie de la dissertation documentaire, retraçant une genèse techno-théorique de la photographie et du cinéma, citations d’images et de séquences commentées à l’appui. Comme si les Histoire(s) du cinéma s’apprêtaient des manières classiques et du souffle romanesque qui caractérisent le geste de Desplechin, et s’extasiaient de la jouissance procurée par la pyrotechnie chez Cameron et McTiernan. C’est dans un second temps qu’intervient la première expérience-séance du jeune Dédalus. Se tournant instinctivement vers le projecteur, sa grand-mère (éternelle Françoise Lebrun) lui indique de regarder l’écran. Si, chez Spielberg, la première expérience est un étourdissement, presque une soumission à l’écran pour l’enfant, ce qui semble ici prévaloir dans la révélation, c’est la vie qu’il perçoit autour, sans la regarder (un projecteur, des bruits parasites, le fait de se rendre aux toilettes). Desplechin ne tend pas ici à une célébration du chaos mais rappelle que l’état de spectateur est d’abord une position physique, un geste consenti (voire démocratique) vers le film.

Une double découverte du cinéma donc (Les frères Lumière, puis Dédalus) car les choses sont toujours polysémiques chez le cinéaste. À cela il faut ajouter que sa structure romanesque habituelle, narrée (par Desplechin lui-même) et chapitrée, est plus que jamais un trompe-l’œil pour guider vers le fourmillement des dispositifs. Commentaires d’images, interviews et séquences de fiction se mélangent dans une étonnante fluidité sensitive, alors même que les motifs (pratiques comme thématiques) sont constamment discontinus. Il faut peut-être trouver ce liant là où le montage s’arrête savamment d’amonceler les vecteurs théoriques de sens, pour laisser les récits s’empreindre de la voix émue du cinéaste, notamment lorsqu’il se défait de la malicieuse tension « autofictionnelle sans l’être » qui fait la sève de son cinéma. Particulièrement lorsqu’il repart sur les traces de Lanzmann, son obsession pour Shoah, son amitié pour l’homme. C’est Desplechin sans parure qui prononce et se fait personnage de l’élégie. Or, Dédalus, depuis toujours, est tout sauf une fonction-sujet, sans cesse différant et ici interprété par quatre interprètes (dont les géniaux Milo Machado-Graner et Salif Cissé, ce qui implique pour ce dernier un changement de couleur de peau). C’est le génie de la pluralité du moi, dans l’écriture, qui d’anecdotes intimes peut générer une profonde universalité. Tout bergmanien comprend dans sa chair ce que veut dire découvrir « un visage plus grand que soi » devant Cris et chuchotements » ; les autres éprouvent que l’impression évoquée n’est pas restrictive à Bergman et ses inconditionnels.

La multiplicité des Spectateurs ! est aussi une manière de ne pas se restreindre en familles et en concepts, et donc d’enrichir le film à chaque nouvelle séquence comme expérience de pensée arborescente. En contre-coup, il faut mentionner que les procédés d’essais donnent des résultats parfois inégaux. En baisses de régime on peut citer des interviews de spectateurs lambda face-caméra sur fond uni façon Konbini de luxe, ou encore une scène de séduction adolescente d’après-séance incapable d’atteindre la fougueuse pureté de Trois souvenirs de ma jeunesse, tout cela ne contrariant toutefois jamais un flux dense et lyrique.

J’ai souvent songé que peu de cinéastes étaient aussi émouvants, en abordant leur cinéphilie, qu’Arnaud Desplechin. Or, son discours comme son film suggèrent qu’il n’y a qu’une même substance en circulation entre les films qu’il aime passionnément et le cinéma qu’il entreprend de faire. Lorsqu’à la fin Salif Cissé / Paul Dédalus, alors aspirant cinéaste, croise Matthieu Amalric (caractérisé comme un cinéaste qu’il reconnaît) à une séance des Quatre cents coups, il est difficile de ne pas y voir l’autoréférence sur la mémoire de l’œuvre – la rencontre avec le Paul Dédalus originel, avec le modèle Doinel / Truffaut qui défile sous leurs yeux. Mais il y a aussi une mémoire intime et partagée : Dédalus se projette dans un devenir-réalisateur face à l’apparition de ce moi antérieur, interprété par Amalric lui-aussi devenu cinéaste. Au même titre que chez Carax, c’est moi mais « c’est pas moi ». Les films, les personnages, leurs interprètes, comme les émotions sont des songes qui circulent sans territoire et sans corps fixe.

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Victor Lepesant