Critique Cannes 2024 : Oh, Canada - Paul Schrader

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Par Super Seven

le 21/06/2024

Quand Paul Schrader est évoqué, la mort n'est pas bien loin. On imagine, grâce à l’anecdote, le scénariste dans le Los Angeles des seventies, écrivant Taxi Driver, un magnum 45 sous son oreiller. On imagine ses pulsions suicidaires aussi, qui émaillent sa filmographie : les explosifs attachés par des barbelés sur le corps d'Ethan Hawke (First Reformed) ou le sabre éventrant Yukio Mishima (Mishima), deux personnages lacérés par leur propre violence.

Pourtant aujourd’hui, l'artiste doit faire face à la mort, et le voici calme comme un vieux sage. Il l'accepte, le regard lointain, à contre cœur. Cette métamorphose a été amorcée par sa trilogie "des hommes de métier" (First Reformed / The Card Counter / Master Gardener) qui l'a fait renaître aux yeux du public. Trois films d'une violence brute et mentale, voyant un personnage (archétype de son cinéma, méthodique et glacial, antihéroïque mais valeureux, humain donc, du moins assez pour être attachant) vers un calme durable. La fin de l’œuvre de Schrader n’est pas tant l'exorcisme d'un homme au bord du gouffre que le testament d'un homme âgé ayant trouvé la paix. Avec Oh, Canada, il réalise pour la première fois du cinéma de vieux monsieur en pantoufles : comment ne pas être ému par la beauté de ce cheminement ?

C'est un vieux copain que nous accompagnons dans la mort à travers cette œuvre miroir, voire kaléidoscopique. Est-ce un hommage à un ami, ici Russell Banks dont le film, qui lui est dédié alors qu’il nous a quitté en 2023, adapte une nouvelle ? Ou est-ce un autoportrait de Schrader lui-même ? La vérité se situe entre ces deux figures, Banks et Schrader, duo d'ami qui avait déjà donné naissance à Affliction en 1997. Cette fois ils explorent la fin de vie d'un documentariste politique des sixties, et à travers lui Schrader dépeint la mort d'un monde, si ce n’est de plusieurs. D’abord, celui du Nouvel Hollywood dont il était l'un des plus éminents représentants (disciple de Pauline Kael puis scénariste de Taxi Driver), mais aussi de tout le cinéma indépendant fiévreux américain (les expérimentations live de Pennebaker ou la fulgurance d’Easy Rider), maintenu en vie par de vieux papis célébrés dans des conférences de niche à travers le monde et appréciés par quelques étudiants en cinéma à lunettes.
A quoi penser lorsque la fin guette ? C'est la question qui plane au-dessus de Leonard Fife (le cinéaste de fiction) mais aussi de Paul Schrader (le vrai cinéaste), embêté par des soucis de santé ces dernières années au point de devoir filmer Master Gardener sous aide respiratoire. A en croire les dernières œuvres précitées, la réponse à cette interrogation est double : aux regrets et à l'amour.

Face caméra, le crâne rasé par la chimio, entre deux allers retours humiliants aux toilettes, c'est l'itinéraire d'un menteur que veut retracer Fife. Son corps est agonisant et son esprit ne tient pas davantage en place ; dans la douleur issue du ressassement des amours passées, l'artiste se perd mentalement dans un entremêlement d'images et de sensations. Oh, Canada est un doux film de papi en chaussons disions-nous, mais c’est surtout un faux biopic. Du faux cinéma classique américain squattant le festival de Deauville qui, en réalité, accumule et altère différentes "couches" de cinéma : entremêlements de flash-backs (on remonte dans le temps sans logique chronologique, d’un souvenir d’enfance à un autre d’homme mûr en passant par le début de la vingtaine), de narrations contradictoires (démêler le vrai du faux est impossible), de sons parasitant l'image, d'aller-retours entre noir et blanc et couleur. Un labyrinthe mental à la recherche d'une exactitude salvatrice, avant d’être anéanti par les méandres de la vieillesse. Les transitions du chaos entre passé et présent se font dans un calme déroutant par les va-et-vient incessants des deux incarnations de Leonard, Richard Gere (l’agonisant) et Jacob Elordi (le fringant). Ces déplacements de corps dans le temps, croisements au gré du montage, déploient une sève humaine plus touchante que tout ce qu'a su nous offrir la Croisette cette année – le film y était présenté en compétition. Richard Gere le beau gosse éternel du cinéma américain, est dégarni, vieux. Son visage est pris par différents angles de caméras qui lui font face pendant son témoignage. Il est le présent et le témoin d’un cinéma perdu des années 80. Face à lui, Jacob Elordi, le nouveau beau gosse du cinéma américain, sorte de fantasme absolu des lycéennes dans Euphoria, Priscilla ou The Sweet East. Il tient ici son rôle le plus fort. Avec une candeur solaire, il incarne le Fife d’antan, une beauté perdue. Il suffit que Gere remplace Elordi dans ses propres souvenirs pour que le corps de l'acteur de 74 ans ne paraisse plus endolori mais soigné ; il est parfaitement coiffé, arborant une classe calme au cœur des brulantes sixties, pour mieux regarder dans les yeux la femme qu'il a épousé il y a maintenant un demi-siècle. C'est dans ces instants que se trouve l’essence de Oh, Canada. L'idée du regard direct, celui de Fife, d'un vieil homme sur sa vie, les douceurs éteintes et les regrets éternels, dans la lueur d'un œil qui se fermera bientôt. Comme si au bord de l'éternelle obscurité, l'artiste qui a filmé la noirceur du monde toute sa vie, trouvait le sursaut d'une lumière chaleureuse dans ses erreurs passées, floutant délicatement la perspective d'une vie paisible à côté de laquelle il est passé.

Les regrets animent Schrader depuis First Reformed, mais il change son ici son point de venue en allant à l’encontre de sa figure habituelle. Oscar Isaac incarnait un ancien tortionnaire de Guantanamo dans The Card Counter et Joel Edgerton un ancien néo-nazi. Jacob Elordi / Richard Gere sont un ancien militant antisystème, un humaniste préférant l'exil canadien à la guerre du Vietnam tout en ayant une intimité chaotique – entre mariages dissimulés et enfants jamais reconnus. Pourtant, et plus que jamais, toutes les routes tortueuses que prend la narration convergent avec naïveté vers la deuxième idée chère au cinéaste californien : l'amour. Il est là le "chemin de la rédemption" qu'annonçait le titre français de First Reformed. Fife ne parle pas réellement à la caméra mais à sa femme qu’il place volontairement lui-même derrière ; elle n’est jamais présente dans ses histoires tout en étant son point d’équilibre actuel. Le geste de Fife-Schrader en est un de partage pour l’éternité. On réalise pour quelqu'un, on écrit pour quelqu'un, et, face caméra, on parle à quelqu'un. Cet écran cinématographique qui sépare le couple de Oh, Canada renvoie à celui de glace qui séparait déjà le couple de The Card Counter en prison. Un téléphone pénitencier, un micro de cinéma, deux amants qui se regardent dans leur vérité, emprisonnés mentalement et physiquement par un petit cadre de verre. Jusqu'à un geste final, celui de la main superposée de Oscar Isaac sur celle Tiffany Haddish. Cinéaste des tueries, des segmentations du corps et de l'esprit, Schrader trouve sa fin dans ce rapprochement de main. Cette fois-ci c’est "Oh Canada", l'hymne du pays nord-américain qui tient lieu de grand élan lyrique conclusif. Fife-Gere meurt tandis que Fife-Elordi revit en découvrant le pays, baignant dans une lumière pittoresque, au rythme de la mélodie. Au milieu des mensonges et des incertitudes, voilà ce qui compte finalement, le cœur du poète mourant.


Victor Abouaf


S7


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