Par Super Seven
La pluralité de sections cannoises permet de se laisser aller à un certain vagabondage entre les salles et lieux qui émaillent la Croisette. On part du Théâtre Debussy pour découvrir le joli nouveau film d’Alain Guiraudie, Miséricorde (Cannes Première), et on rejoint la Salle Buñuel afin de remonter l’histoire du cinéma avec l’impressionnant Law and Order de Frederick Wiseman (Cannes Classics), en passant par l’Espace Miramar pour voir Animale, fragile second long métrage d’Emma Benestan qui clôture la Semaine de la Critique. L’occasion de faire le point sur des filmographies en mutation, de voir si le passé est toujours d’actualité et si les nouvelles voix sont à la hauteur. Car c’est ça la beauté du périple festivalier, la sensation d’être un explorateur spatio-temporel à qui tout est permis et dont chaque nouvelle rencontre filmique est une petite bougie éclairant un long parcours. C’est pourquoi on revient, année après année, sur la Croisette ou ailleurs avec la même ferveur. Qu’on les aime ou non, les films demeurent avec leurs regards singuliers et nous observent autant que nous les regardons. Dialoguons avec eux.
MISERICORDE
On attendait beaucoup le retour d’Alain Guiraudie sur la Croisette, après son dernier film en date Viens je t’emmène qui creusait la veine comique d’une filmographie souvent inclassable et toujours surprenante. Dans Miséricorde, on retrouve la ruralité chère à l’auteur dans un Aveyron reculé, augurant un drame austère dans les premières minutes du film : un jeune homme, Jérémie (Félix Kysyl), retourne dans son village natal pour enterrer son ancien patron et père de son ami d’enfance Vincent. Une tension sourde, matinée d’affects refoulés, escalade entre les deux hommes, accentuée par la sobriété très rectiligne du récit qui animait déjà L’inconnu du lac – Vincent accuse Jérémie de vouloir séduire plusieurs personnes de son entourage. Après un temps, la tension se tarit et l’intrigue se ramifie en détours absurdes, parfois oniriques et qui retrouvent l’humour stupéfiant des films de Guiraudie. Cela advient notamment grâce un personnage de curé mentaliste – normalement agent de la répression mais qui raconte les détours surprenants de la grâce. Car c’est bien ça pour ça que Miséricorde porte son titre : des corps imparfaits aux décors boueux (perdus en plein vide de représentation) se trame une circulation démocratique du désir, parfois violente car asymétrique. Or Guiraudie omet très finement d’afficher directement la répression de l’homosexualité en milieu rural pour mieux diffuser l’envers de cette condition : devoir trouver la beauté dans des amours silencieux et à sens unique. Les échanges entre Jérémie et un curé particulièrement athée prennent en cela un tournant bouleversant dans le dernier tiers du film, montrant comme le cinéma de Guiraudie excelle à être émouvant aux endroits les plus inattendus.
Miséricorde - Alain Guiraudie
ANIMALE
Pour clôturer l’édition 2024 de la Semaine de la Critique, Animale d’Emma Benestan arrive avec des promesses d’horreur psychologique sur fond de Camargue et de taureaux. Le pari est un temps respecté avec une agréable mise en contexte sur le rôle de Nejma (Oulaya Amamra), seule femme dans ce milieu exclusivement masculin. L’argument est facile — une femme à qui on rappelle sans cesse qu’elle n’a pas sa place et qui veut prouver le contraire — mais amené avec justesse. Benestan use du format scope pour caractériser Nejma, la rendre petite et entourée d’hommes qui sont parfois tendres, parfois durs avec elle, avant de lui donner de la place par des gros plans qui cassent ces larges toiles pour se concentrer sur son émotion. À mi-chemin, un virage est pris. Benestan s’essaie grossièrement à l’horreur en insufflant du fantastique à son récit —Nejma se transforme petit à petit en taureau et se venge, volontairement ou non, des hommes qui la font souffrir. L’équilibre se perd et Animale tombe involontairement dans un imaginaire kitsch ; des plans censés être effrayants deviennent hilarants par la surabondance de musique (un zoom sur un cheval qui regarde par la fenêtre par exemple), ou par des parallèles qui virent au ridicule. On pense à ce cheval brossé à qui l’on donne un cigare au miel, censé l’apaiser, avant que cette scène soit répétée quelques dizaines de minutes plus tard avec Nejma à la place du cheval. On aimerait saluer le jusqu’au-boutisme de Benestan, qui tente d’embrasser une certaine folie dans son final, mais la transformation attendue a lieu dans une obscurité totale, ne permettant de distinguer que quelques poils collés sur l’actrice. C’est à l’image du film : prometteur sans rien laisser entrevoir, faute d’attention et de soin face à un sujet dont on aurait pu bien mieux faire.
LAW AND ORDER
Il est étrange qu’au milieu de la sélection cannoise 2024 (quelque peu morose, disons-le), le film le plus actuel soit sorti il y a 55 ans. Law and Order de Frederick Wiseman est fortement ancré dans son époque : la vague contestataire des sixties, la remise en question du système policier, l’émergence esthétique des quartiers afro-américains, le Kansas sorti d’un film de Minnelli… Pourtant les névroses de l’Amérique de 1969 résonnent avec le même éclat aujourd’hui ; le corps policier est dépassé, les quartiers sont affaiblis et les habitants harcelés, comme perdus dans la brume.
Les systèmes ont toujours fasciné Wiseman. Ces grandes machines sans visage de la civilisation américaine qui régulent la vie des hommes. Or ce ne sont pas les visages qui manquent dans sa carrière, et il n’en a peut-être jamais autant filmé que dans Law and Order. Il prend de la distance avec les infrastructures administratives, s’éloignant des bureaux sinistres de l’aide sociale new-yorkaise de Welfare comme de ceux lustrés de l’hôtel de ville de Boston dans City Hall. Il s’attache à une poignée d’hommes, de policiers précisément. Ils voyagent d’un coin à l’autre de Kansas City, comme dans un étrange et doux film de justicier où la violence se ferait sourde. En fait, elle s’installe tranquillement. Wiseman ne joue pas avec les « images chocs » auxquelles on associe aujourd’hui le corps policier, cette brutalité directe dégagée par de courts extraits qui tourne en ligne. Le cinéma, lui, se fait en lenteur, au fil de longues scènes de discussion, d’hésitations. Les hommes paraissent ne pas savoir ce qu’ils font – doivent-ils passer les menottes à un individu ou garder le contrôle sans recours à cette violence ? –, et la captation de ces instants n’est pas celle d’un militarisme uniforme. Délaissant tout didactisme, Wiseman nous laisse perplexe sur la direction de certaines scènes : où vont-elles ? Devons-nous trouver un personnage attendrissant ou antipathique ? Il ne s’agit pas de distinguer le bien du mal. Non, c’est une confusion permanente où tout le monde pagaye maladroitement et à contre sens. Cette approche humaine et directe permet à Wiseman de transcender le simple portrait d’institutions. Il révèle une humanité dépassée par elle-même. « Quand je suis allé pour filmer mon film en 69, je voulais montrer que les policiers sont tous des porcs. Mais en filmant ces hommes j’ai découvert que les gens sont si fous que le rôle de la police est nécessaire » a-t-il dit en introduction de séance. Il ne tombe cependant jamais dans le nihilisme et s’évertue à nous montrer la bonté au milieu de ce chaos. C’est peut-être là la marque du génie d’un cinéaste qui sait si bien capter l’âme américaine, voire l’âme tout court, depuis plusieurs décennies. Cet amoncellement d’instants fait la part belle à de fascinantes « petites histoires ». Au cœur de cette machination impossible et de ces situations saisies sur le vif dont nous ne connaissons jamais l’issue, surgissent ces policiers qui ramènent un enfant perdu. Ils essaient difficilement de le calmer, ne sachant que faire du bambin, mais ils prennent le temps. La voici, devant la caméra tendre de Frederick Wiseman, la preuve de la pertinence de l’organisation sociale et de l’envie – voire la nécessité – de l’améliorer, la perfectionner pour replacer l’humain au milieu des rouages du système.
Victor Lepesant, Pierre-Alexandre Barillier et Victor Abouaf
S7
Law and Order - Frederick Wiseman