Par Super Seven
L'empire du faux
Comment appréhender, en sortie de salle, Megalopolis, le projet-monstre de Francis Ford Coppola ? Posons le contexte. Megalopolis est un projet kamikaze, trop ambitieux pour son propre bien et abordant des thématiques qui nous survivront tous. Aussi, et quoiqu’on en pense, nous sommes là face à un film qui fait date. Certains y voient le naufrage artistique d’un vieux cinéaste qui s’amuse avec ses économies, pour d’autres c’est une œuvre indépendante majeure d’un artiste prêt à tout sacrifier pour changer le monde – rappelons qu’il s’agit presque d’une autoproduction à plus de 120 millions de dollars, un argent que Coppola n’est pas près de revoir.
Megalopolis n’est pourtant pas un territoire hostile. Ses audaces visuelles sont un parfait mélange entre Coup de Cœur — notamment dans une sublime scène de chant au fond bleutée et aux surimpressions de visage — et Twixt — les surimpressions constantes, ce gothique assumé et son étalonnage radical. Il s’agit surtout d’un nouveau projet fou, dans la lignée d’Apocalypse Now, qui a mis plusieurs décennies à se faire, a connu un tournage compliqué avec des équipes surmenées (une rumeur dit qu’une grande partie des techniciens ont quitté le navire en cours de route) et à l’issue finalement tragique. Eleanor Coppola, femme de Francis à qui le film est dédié, est morte juste après l’annonce de la sélection cannoise, et l’on peut aussi penser à Roger Corman, premier à avoir cru en Coppola, qui a cassé sa pipe il y a quelques jours à peine. Avec toutes ces données en tête, comment être surpris par Megalopolis ?
Le temps est au cœur du film. César (Adam Driver), architecte génial qui veut reconstruire une ville dans une logique vertueuse, peut jouer avec, l’arrêter, le relancer. Mais il y a aussi une autre approche plus flottante, mémorielle. Le Megalon, matière première de l’Utopie de César, est une matière à mémoire de forme : elle contient des souvenirs, peut reformer des tissus humains ou inscrire des mots sur des vêtements. Au potentiel évident de cette matière répond une ambiguïté quant au danger qu’elle peut représenter mise entre de mauvaises mains. Difficile de ne pas voir en César un écho à Coppola, effrayé par ce temps qui passe, un sablier se vidant petit à petit sans réellement savoir quand sa fin arrive. C’est pourquoi Megalopolis conjugue sans cesse le passé, le présent et le futur quitte à les entrechoquer. Ces croisements prennent plusieurs formes : la civilisation romaine (la base du projet, des costumes aux décors) se confronte à l’Amérique Trumpiste (l’assaut du Capitole est recréé) ; des ouvertures/fermetures à l’iris rappelant le cinéma muet se mêlent à une surdose d’effets numériques et de fonds verts criards. César, lui, veut insuffler de la modernité face à un maire archaïque pour créer un Jardin d’Éden basé sur la symbiose entre les peuples.
Megalopolis - Francis Ford Coppola
Toutefois, derrière ce vernis optimiste, Megalopolis dégage aussi une forme ambiguë de misanthropie. L’amour évident que porte Coppola pour l’humain se heurte au constat qu’une vie « parfaite », en harmonie, ne peut être accomplie par celui-ci qui se borne à répéter les erreurs des anciennes civilisations quand il n’en fait pas de nouvelles. Claudus (Shia LaBeouf) incarne cette opposition à César : un hédoniste servant ses propres moyens tout en arpentant les chemins des tyrans de l’histoire. Depuis un tabouret en forme de croix gammée, il fait un discours sur la nécessité d’éliminer les obstacles à son accession au pouvoir pour mieux se projeter dans cette position de domination. Face à cet espoir en perdition, fondement du Nouvel Hollywood dont Coppola a été l’un des artisans majeurs, le cinéaste propose une vision du monde basée sur la mutation incessante, notamment des formes d’expression visuelle.
N'y allant pas de main morte dans le délire démiurgique, Coppola construit sciemment une extrême esthétique du faux. Son New York techno-ancien (rebaptisé New Rome) et les costumes — de la tenue de drag-queen au manteau-cape digne de Batman — témoignent d’un refus de l’immobilisme, d’une fluctuation de l’apparence pour espérer impacter en profondeur. Mais ce que César bâtit n’est qu’un empire de l’illusion permanente, le monde auquel il tend ne peut transcender sa facticité par son incapacité à installer quoique ce soit. Aucune règle n’y est établie : les statues prennent vie un court instant, le temps s’arrête ou tend vers le futur, et tout semble se réinventer sans cesse sans aucun contrôle possible. Megalopolis devient progressivement un amas d’idées invraisemblables au milieu desquels les personnages n’ont pas de repères – ils semblent même avoir carte blanche dans la gestion de leurs émotions, certains semblent au bord de la crise de rire, d’autres sont sérieux jusqu’au bout. Le meilleur exemple est peut-être l’intervention devant l’écran d’une personne qui communique en temps réel avec le film (ses mots apparaissent à l’écran), dans une réinvention du champ-contrechamp par la résurrection des chœurs du théâtre antique. Après avoir épousé l’irruption de la 3D dans Twixt, Coppola continue de montrer son attachement à l’évolution de son art en lorgnant sur le terrain du cinéma interactif. Comme toujours chez lui, pas de posture de petit malin ou d’opportuniste mais bien l’envie d’intégrer la modernité à son dispositif et à sa narration pour en explorer les limites. Cette trouvaille pose une question importante d’un point de vue logistique (et économique) : cette interaction peut-t-elle être généralisée à la sortie du film ? Coppola a récemment déclaré qu’il le désire, reste à voir le fonctionnement prévu à cet effet.
Quoiqu’il en soit, en cinéaste angoissé par la mort qu’il est, Coppola démontre d’une vitalité créative indéniable même quand Megalopolis fait preuve de mauvais goût (les fonds verts et effets numériques pour créer des ambiances à la teinte jaune-verdâtre ne sont pas du meilleur effet). A mi-chemin entre l’étrangeté kitsch de Xanadu et l’insortable AGGRO DR1FT, Megalopolis ne peut faire l’unanimité et c’est peut-être en ce sens qu’il est précieux. Sans dénigrer d’autres cinéastes de la même génération et dont nous admirons le travail récent (des Crimes du futur de Cronenberg au Killers of the flower Moon de Scorsese en passant par The Fabelmans de Spielberg), le chant du cygne de Coppola est admirable dans son jusqu’au-boutisme. S’il partage le besoin de ses contemporains de revenir sur le passé, il est aussi celui qui rejette le plus violemment la nostalgie par peur de tomber dans l’académisme ou la simple redite. Voir un cinéaste jouer sa vie – et envisager par là-même le devenir du monde – alors qu’il n’a plus rien à prouver est peut-être ce que l’on attend de nos vieux maîtres. C’est pourquoi il faut défendre Megalopolis, son outrance et sa folie, pour essayer de créer, à notre tour, une vi(ll)e meilleure.
Pierre-Alexandre Barillier
En salles prochainement - Le Pacte