Critique Cannes 2024 : Les linceuls - David Cronenberg

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Par Super Seven

le 27/05/2024

Le nouveau film de David Cronenberg, Les linceuls, s’intéresse au deuil dans un geste quasi-autofictionnel puisque Vincent Cassel est apprêté à l’identique du cinéaste et subit, lui aussi, la mort de sa femme – Cronenberg a perdu la sienne en 2017. Karsh (Cassel) est inventeur d’un linceul enveloppant qui permet d’accéder à la reconstitution 3D des corps en décomposition par un écran sur la pierre tombale. Lecture tentante : le cinéaste raconte sa propre mise à l’écran du corps humain et son statut de créateur, en continuation des Crimes du futur où il questionne, entre autres, le corps fait spectacle. En allant par-delà le concept-phare, il faut surtout remarquer la forme déceptive (mais aucunement décevante) que prend ce film étrange, en toute sobriété et qui va jusqu’à abandonner les apparats de science-fiction attendus. Ses détracteurs l’auront remarqué : Les linceuls est bavard, verbalise toutes les situations comme les états d’âme des personnages – derrière, la mise en scène semble éviter à tout prix la virtuosité, laissant toute sa place à l’épanchement du texte. Par ailleurs, les détours parfois excessivement complexes du scénario, entre intrigues labyrinthiques d’espionnage et soubresauts de la vie intime de Karsh, sont autant de fausses pistes qui mènent à la même logorrhée. Cette soustraction de l’action au profit de la parole pour accéder à la vérité du moi, de même que la soustraction du décor et de la matière pour capturer les écrans avec abondance font peut-être des linceuls le film le plus radicalement psychanalytique de son auteur. Cronenberg s’attaque ici à un tabou du siècle pour les cinéastes contemporains : comment mettre à l’image un monde d’interactions numériques, toutes prononcées par l’interface d’un autre cadre ? Il n’angle toutefois pas l’écran en conflit avec le réel mais comme un totem transitif pour l’intrigue et des éléments matériels disposés d’un plan à l’autre, et ce jusqu’à réconcilier les corps vivants avec les inhumés. Car au-delà de la vibration sensible d’un drame que l’on sait tout à fait personnel au cinéaste, c’est aussi l’occasion pour lui de filer ce principe d’interface entre des corps imperméables (entre morts et vivants, entre sujets désirants). Cronenberg est peut-être le premier cinéaste à réfléchir ce que le numérique fait, en pratique, à l’agencement des corps et des psychés.

Enfin, Les linceuls tresse un rapport trouble au complotisme, puisque les personnages formulent sans cesse les hypothèses les plus saugrenues pour traverser ce qui les impacte (la mort de l’autre d’abord, la dégradation de la sépulture, la persistance des douleurs irrésolues de son vivant, etc.). Fréquemment l’intrigue semble se relancer sur une nouvelle piste de fiction, qu’il s’agisse d’un scénario de jalousie amoureuse ou de géostratégie mondiale. Mais c’est sobrement, trivialement isolés dans la forêt que les personnages finissent par se dire l’étendue spectaculaire de leur délire, tout comme le complot devient un fétiche sexuel pour la sœur de la défunte (Diane Kruger). En somme, Cronenberg voit la fiction comme interface du deuil vers sa guérison, comme producteur de sens dans un dédale qui confine à l’absurde.
Aussi, l’emploi de la première personne est un geste complexe, loin d’une seule facilité d’épanchement qui peut tenter les cinéastes face au crépuscule (Douleur & gloire…). Cronenberg consacre son expérience à la scientificité qui irrigue plus que jamais son cinéma : un film comme dispositif de laboratoire par lequel il observe des phénomènes psychiques et physiologiques analogues à ceux qu’il traverse ; y a-t-il au monde une phrase plus liée à son cinéma que celle qui ouvre Les linceuls, « Le deuil fait pourrir vos dents. » ?


Victor Lepesant


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