Billet cannois #6 : Christmas Eve on Miller's point & Eephus

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Par Super Seven

le 22/05/2024


La nuit tombée – Deux fois Omnes Films

Parmi les habitués des colonnes de Super Seven, le jeune cinéaste américain Tyler Taormina (à qui nous avions consacré un portrait dans le Super Seven Mag 3) foule la Croisette pour la première fois avec son Christmas Eve at Miller’s point présenté à la Quinzaine des cinéastes. Taormina est d’ailleurs également producteur d’Eephus, premier long-métrage de Carson Lund, son directeur de la photographie, qui partage la même sélection. Les deux comparses, co-fondateurs de leur collectif Omnes Films, réussissent l’exploit d’être côte-à-côte pour leur passage à une économie « standard » – toutefois bien loin de celle des films de studios. Or c’est confirmé : ils se placent avec brio en avant-garde d’un cinéma indé aussi pop qu’orienté vers la marge, aussi ludique qu’il est fièrement antinarratif.

Christmas Eve on Miller’s point démarre en revisite presque naïve des comédies familiales de Noël. En capturant le réveillon d’une famille italo-américaine de Long Island, Taormina opère des micro-décalages humoristiques et absurdes (par exemple, un piano joue tout seul dans la salle à manger, sans qu’il soit remarqué) et joue avec les codes de la cérémonie comme du genre pastiché. Les dialogues et situations sont toujours conçus subtilement à côté de ce qui devrait être fait ou dit, toujours un peu plus maladroits et cruels, pour à nouveau aborder la part artificielle du moment cérémonieux comme Ham on rye explorait la dimension rituelle des amours adolescentes. La surprise survient du fait que, contrairement à ce qu’insinue cette composition sur une forme classique, Taormina se refuse à engager un principe scénaristique. Il laisse simplement couler le temps de la soirée et ses micro-situations, traitant à égalité la vingtaine de personnages conviés. Dans un film aux airs si chaleureux et accueillants, ce procédé radical d’observation au sein du fictif donne lieu à un curieux amalgame, qui ne demande qu’à être subverti à nouveau par le souffle poétique du cinéaste.

Le thème structurel qui parcourt ses trois longs métrages, à savoir la violence normative de la banlieue américaine éternelle, s’infiltre donc en filigrane, progressivement, au cœur du dîner, ce qui n’entame pourtant pas la sincérité des relations familiales mises en scène. C’est toute l’ambiguïté d’un bonheur ritualisé, un cadre auquel certains se plient sans problème et d’autres non. Au dehors, des policiers (dont un joué par un Michael Cera apathique) rôdent, sans fonction particulière, puisqu’aucun incident d’intérêt ne se produit dans la calme bourgade – ils flottent entre les séquences comme les sympathiques fantômes de la répression.
À nouveau, ce sont les jeunes qui portent discrètement la charge de cet environnement – en particulier deux jeunes adultes de la famille campées par Francesca Scorsese et Matilda Fleming – qui s’échappent une fois le réveillon familial achevé pour retrouver les amis et connaissances de leur adolescence. C’est là qu’advient un tournant plus mélancolique, articulé autour du sentiment d’un temps passé, et de comment s’est déroulé, pour les jeunes de la communauté, le grand jeu de la réussite sociale à venir. Dans un geste analogue aux sans-abris chers à David Lynch (celui de Mulholland Drive en tête), mais de manière plus littérale, les personnages de Taormina croisent les effrayantes silhouettes de leurs anciens camarades restés à Miller’s Point, devenus chômeurs, traînards, ou camés.

Car la force du cinéma de Taormina est bien de conjuguer les régimes d’évocation pour construire l’image intemporelle d’une Amérique tiraillée entre cultures et contre-cultures. Le choix d’envelopper la quasi-totalité du film de ballades fifties et de tubes yéyés, en mode playlist aléatoire (et donc indépendante, contingente à tout accompagnement dramatique), raconte à lui seul cette tension en mouvement. À la manière d’un Kenneth Anger – comme Scorpio Rising, Christmas Eve s’ouvre sur Fools Rush in de Ricky Nelson – Taormina file le motif du moteur et de l’automobile, figure exclusive du déplacement périurbain à la puissance érotique vouée à éclore. C’est ici l’homosexualité latente, des deux policiers notamment, qui intègre les subtils déplacements vis-à-vis du carcan conservateur, rappelant le final intensément queer (car fait de la matière du secret) de Happer’s comet. À nouveau, et plus largement, c’est le trajet vers le sensuel qui occasionne la fulgurance de Christmas Eve. À la fin de la soirée, tous les jeunes de Miller’s Point se réunissent sur un parking pour s’y trouver un partenaire ; ils sont à l’âge où il est temps de trouver un partenaire pour la vie, et de manière bien plus tragique que lors des jeux adolescents de Ham on Rye. Chaque couple s’isole dans une voiture et le spectateur est convié dans toutes à la fois : on ne capte qu’une multiplicité de gestes, de regards, de respirations par bribes. Une expérience conjuguée au pluriel, dans une fascination profonde pour la diversité, mais surtout l’idée que l’amour (qu’il soit familial, romantique ou physique) ne se conçoit que dans la structure du groupe. Pour l’heure, la plus belle séquence de ce festival de Cannes.

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Christmas Eve on Miller's Point - Tyler Taormina

Eephus de Carson Lund perpétue précisément la même idée : celle d’un regard sur le monde qui n’atteint la justesse que dans l’agencement d’un groupe (dans un geste presque scientifique) et prenant pour objet non pas son évolution mais ses interactions sur un temps court. Après le temps du réveillon celui d’un match de base-ball, lui aussi situé dans une Amérique de la classe moyenne banlieusarde. C’est le dernier rendez-vous d’une équipe amateure, un peu miteuse, qui a pour particularité de réunir des corps masculins vieillissants. Nos darons du coin ont entre 40 et 70 ans et, sur la dizaine de personnages exposés, aucun n’est profondément caractérisé. Ils ont tous leurs microfictions puisqu’ils abordent leur vie familiale, leurs états d’âme et participent (tout de même) au jeu en cours. La partie n’est jamais qu’un prétexte à l’étude du groupe qu’il réunit. C’est aussi l’occasion d’observer le base-ball pour ce qu’il est : un élément culturel incontournable du quotidien étatsunien, mais aussi un ensemble de règles et de conventions au sein desquelles se déroule la vie. C’est aussi passionnant comme physicalité : dans une pure question photographique, il faut saluer la manière dont le cadre et la texture de l’image disposent les corps en mouvement ou à l’arrêt, pour simplement enregistrer leur forme imparfaite, leur drôlerie souvent, et parfois leur ravage. Lund marque ainsi l’espace (restreint au terrain et ses tribunes) mais aussi le temps – une impression de temps réel face au déroulé lent et fractionné du match. Cela participe de la sensorialité réaliste du film mais permet également de faire advenir le crépuscule (dont il faut également reconnaître l’intelligence plastique avec la modulation de l'image pour s'imprégner en temps réel du changement de lumière), puis la nuit en cohérence avec ce que Lund chronique de ses personnages.

Ce déclin, c’est celui du corps, mais aussi peut-être de tout un univers suburban dont les deux cinéastes racontent les paradoxes, et dont il est toujours question de s’évader – ici sa dimension paternelle (un modèle situé mais universel de l’Amérique à papa) est mise à mal. Lund et Taormina se portent en observateur de la lisière d’un monde qu’ils ont connu enfants, qu’ils ont quitté et qu’ils revisitent d’un geste de dissection anthropologique, teinté d’une tendresse inquiète et inattendue.


Victor Lepesant


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Eephus - Carson Lund