Critique Cannes 2024 : Anora - Sean Baker (Palme d'Or)

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Par Super Seven

le 30/05/2024


Coup de queue-r ?

Le cinéma de Sean Baker a toujours travaillé la question du sexe, et plus particulièrement celle de ses travailleuses et travailleurs. Il y a les prostituées transgenres de Tangerine, l’ancien acteur porno de Red Rocket et, maintenant, la strip-teaseuse devenant escort dans Anora. Si les sujets restent proches, l’approche, elle, diffère. Baker prend ses distances avec les codes du cinéma indépendant fauché ; la caméra à l’épaule secouée et les images prises au vif dans des décors pauvres et purement américains cèdent place à un cinéma hommage aux années 70. Les personnages évoluent dans de grands décors marqués — la maison par exemple — et ces larges cadres permettent un épanouissement comique à base de gags visuels qui font progresser le récit (les nombreuses irruptions brusques de personnages dans le champ) — qu’elles soient comiques ou purement dramatiques.

Malgré ce petit changement de style, Baker confronte toujours autant l’Amérique au dream qui obsède ses personnages. Dans Red Rocket, Simon Rex abusait de son charisme pour manipuler ceux qui ont espoir que leur vœu se réalise ; Ani (diminutif d’Anora), elle, a profondément espoir dans le fait que son monde change quand le milliardaire qu’elle rencontre veut l’épouser. Il faut dire que c’est un grand chamboulement pour celle qui vend son corps pour pouvoir vivre, faisant beaucoup de temps de trajet en ne vivant que la nuit. Singeant un temps le récit à la Pretty Woman, Anora devient une comédie romantique où s’exprime la tendresse de Baker à l’égard de ces marginaux. S’il n’hésite pas à jouer de la nudité d’Ani, c’est pour mieux révéler son quotidien sans jamais la juger ou l’objectifier — comme ce long travelling introductif topless qui révèle Ani comme une travailleuse parmi d’autres plutôt que comme seule source de désir. Quand elle fréquente Ivan, c’est pareil : Ani n’a jamais – comme Baker en moyens de productions – été aussi riche, et nous partageons à ses côtés ses nouvelles expériences. Ce sont des « populations » différentes qui viennent habiter et renouveler son quotidien comme le cinéma de Baker : ce jeune oligarque russe qui rêve de rester aux États-Unis mais aussi ses amis, insupportable bande de fils de riches qui se croient au-dessus des lois et de toute morale. Anora se déroule durant les fêtes de fin d’année et contraste ses couleurs chaudes par un environnement blanc (la maison luxurieuse) desquels les personnages se détachent par leurs tenues colorées ou la chevelure noire d’Ani.

Une mutation s’opère et le rythme s’accélère. La relecture moderne de Cendrillon subit un fracassant retour à la réalité, et Ani se fait embarquer dans une quête d’annulation du mariage fraîchement célébré. Un road-trip aussi improbable qu’hilarant et mentalement abusif commence. Les cris se multiplient au même titre que les transgressions du corps de la jeune femme qui se retrouve séquestrée et ligotée contre son gré. Baker réduit ses cadres et ne laisse que rarement de l’espace à son héroïne sans montrer une menace planante — des employés du père de son mari qui la surveillent — dans le coin d’un plan. Sa libération est finalement synonyme de réduction, notamment de son corps à l’état d’objet – sexuel et d’évasion pour Ivan, de contrôle et d’emprise pour les Russes qui la traquent. Tout repose sur Mikey Madison, diamant brut irradiant à la performance bouleversante. Derrière les hurlements, sa confusion et sa détresse sont palpables par ses seuls yeux – elle est désormais baillonnée – et la contrainte de mouvements de celle qui pétillait plus tôt mue en jeu corporel allant du comique (sa tentative burlesque de s’échapper) au tragique (l’abandon total à ses assaillants).

L’humour est ainsi la seule manière de respirer dans ce huis-clos au sein d’une maison jadis décadente et joyeuse, devenue temple de torture – une routine pour les oppresseurs, une perte de moyen(s) pour Ani. Baker s’amuse des classes supérieures, entre la recherche d’Ivan par la femme qu’il a abandonnée et ses amis obsédés par leur intérêt personnel au point d’être ridicules et moqués — ces derniers sont réduits à détruire leur lieu de travail pour obtenir une simple information. Cela n’empêche pas une certaine gravité de flotter, à l’image de la relation qu’Ani entretient avec Igor (Yura Borisov). Elle s’en moque autant qu’elle la vit dans la plus grande sincérité, jusque dans cette scène de sexe finale, contrariante et bouleversante mais qui montre une femme poussée dans ses retranchements. Elle effectue simplement un geste de routine pour tenter de retourner à sa vie d’antan, alors même que tout est bouleversé et son espoir brisé. Cette absence de contrôle de son corps par Ani fait écho à son faux sentiment de sécurité, chacune des différentes manières de fuir et reprendre son destin en main ne durent qu’un court instant avant d’échouer. Cette différence de classe sociale — la travailleuse contre les riches flemmards à l’argent illimité — est la passerelle entre Anora et le reste de l’œuvre de Baker, à la seule différence que, précédemment, les classes inférieures s’entredétruisaient. Son regard sur le travail du sexe s’affine d’autant plus qu’il montre et dénonce la figure d’un corps-objet, utilisé pour un plaisir personnel masculin sans aucune réciprocité. C’est pourquoi on est touché que le cinéaste ait dédié sa Palme d’Or à cette tranche de la population qui lui tient tant à cœur et à laquelle il se dévoue à offrir tant de temps d’écran. Plus qu’une question de représentation, il s’agit surtout de remettre la marge au centre, espace aussi flexible que limité, car c’est toujours elle qui fait tenir les pages ensemble.

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Anora - Sean Baker


Pierre-Alexandre Barillier