Carnet de bord Cannes 2023 #2

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Par Super Seven

le 30/05/2023


Avec cette nouvelle collection de micro-textes rédigés pendant le festival, nous voilà déjà confrontés aux deux chouchous de cette édition, ceux dont la Croisette a parlé en continu jusqu’à la fin du festival : The Zone of Interest et Anatomie d’une chute – qui viennent tout juste, alors que nous écrivons ces lignes, de recevoir respectivement le Grand Prix et la Palme d’or. On continue aussi sur la radicalité documentaire avec le nouveau-né de Wang Bing, qui aura épuisé deux bons tiers du Grand théâtre Lumière avant la fin de sa projection par sa répétition et sa captation « à l’os ». Enfin, impossible pour nous de ne pas chroniquer l’événement qu’est tout nouveau film de Bertrand Mandico, qui cette année a eu les honneurs de la Quinzaine pour électriser la Croisette.

Pour son premier voyage en compétition, Wang Bing offre le premier volet d’une série de films sur l’industrie textile en Chine, qu’il tourne depuis 2014. Comme d’habitude avec le cinéaste, le visionnage — d’une durée de 3h30 cette fois-ci — s’en retrouve particulièrement éprouvant mais montre également les limites du geste d’observation pure dont seul Bing est le maître. Son talent pour s’effacer afin de créer une narration et une cohérence de propos au montage attestent dans Jeunesse (printemps) que, l’expérience dépassée, le metteur en scène peine à trouver une valeur ajoutée à ce qu’il filme. On sent évidemment une dénonciation du travail à la chaîne et du salaire moyen que les travailleurs « gagnent », les moments les plus fascinants se trouvant dans les âpres séquences de négociation des salaires. Là où À la folie se servait de sa longueur pour essorer son spectateur et le plonger dans la longue descente de ces patients, Jeunesse multiplie les points de vue pour donner un seul effet de répétition dont on voit vite la limite. La durée, souvent conséquente dans sa filmographie, ne trouve ici aucune réelle justification. Pour l’entrée dans la cour des grands cannoise, Jeunesse déçoit légèrement.

Le premier grand choc de la Croisette est arrivé ensuite. Le très attendu The Zone of Interest, nouvelle créature de Jonathan Glazer (dix ans après Under the skin) est une œuvre de peintre, succession de tableaux aux mouvements répétés, concert pictural des moments quotidiens. Le quotidien, c’est celui d’une famille allemande des années 40, sa maison, son jardin, les enfants, les domestiques. Ils habitent à l’orée du camp d’extermination d’Auschwitz-Birkenau dont le père de famille a la charge de la gestion. On ne pénètrera jamais dans le camp, toujours cantonnés aux décors idylliques qui l’entourent. Il est comme un non-lieu, présent / absent au dispositif panoptique que propose Glazer : à l’aide d’installations multi-caméra, le geste est celui d’une captation à 360° d’une micro-société, elle très présente à nous. Car de la reconstitution, on passe à l’expérimentation visuelle sur le thème de la vision de nuit. Tout voir mais ne rien regarder, telle semble être la devise de Glazer.

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The Zone of Interest - Jonathan Glazer

Autre buzz cannois : le retour de la surdouée Justine Triet, pour sa deuxième entrée en compétition après Sibyl. Son Anatomie d’une chute s’articule autour d’un drame, la mort d’un homme dont l’épouse, écrivaine incarnée par Sandra Hüller, est accusée du meurtre. Est-elle coupable ? Est-ce un suicide ? Tour à tour récit d’enquête et de procès, avec une figure centrale trouble, Anatomie d’une chute contourne avec élégance tous les signaux de genre, pour faire parvenir tension et émotion non pas de la performance d’un mystère épineux, mais de l’analyse d’une famille démantelée par l’événement. La grande qualité du film est d’abord sa souplesse, s’ouvrant à tout point de vue potentiel qui enrichirait le tableau intime de l’affaire à l’échelle de la séquence (changements de personnages comme sauts temporels). De même, Triet évite l’écueil d’un lourd laïus théorique sur la multiplicité desdits points de vue ou encore l’appareil pénal. Car ici, la richesse de l’écriture conduit le geste d’une main certaine. Le contenu de l’affaire s’en retrouve fascinant en lui-même, à une multitude d’endroits vis-à-vis de l’intériorité de personnages complexes (maternité, compétition au sein du couple, création littéraire etc.), et donc irréductible à quelque autre appareil qu’une exploration malléable de psychés multiples, regard sublime puisqu’il scrute l’insaisissable. Bien qu’il soit un peu tôt pour pronostiquer une Palme à Justine Triet, on peut prédire sans trop de risque qu’Anatomie d’une chute héritera d’une jolie place au palmarès.
(NDLR : le film a obtenu la Palme d’or entre la rédaction de cet article et sa publication… comme quoi).

Côté Un certain regard on a vu de belles choses (How to have sex, La fleur de Buriti), des choses affreuses (Rosalie, Hopeless), mais c’est sur le nouveau film de Wei Shujun – son premier à sortir en France – Only the river flows que l’on avait envie de s’attarder. Drôle de projet que ce thriller qui prend tout l’apparat du polar à l’ancienne (un flic mutique et torturé en blouson de cuir, une série de meurtre insoluble qui tourne à l’obsession), et qui, dans ses deux premiers actes, étonne par son classicisme presque surjoué. Calmement, Wei épaissit progressivement le mystère qui rôde autour de lieux clés : la rivière où se produisent les meurtres, un cinéma désaffecté transformé en bureaux délocalisés de la PJ. La scénographie du lieu est d’ailleurs l’idée la plus intéressante du film : le bureau du personnage principal, comme le cerveau de l’institution, est installé dans la cabine de projection, tandis que les exécutants travaillent directement sur la scène. Ce n’est qu’au dernier tiers qu’Only the river flows déploie toute une ambition onirique : on plonge droit au fond d’une paranoïa signalée par la multiplication des signaux méta. Cette nouvelle dimension, tout à fait prometteuse, semble presque ouvrir la porte à un autre film qui, lui, continuerait plus loin la proposition formelle.

Enfin, impossible pour nous de faire l’impasse sur le nouveau film de notre star parmi les stars. Bertrand Mandico présentait son Conann à la Quinzaine et nous étions au premier rang. Il réinterprète le mythe de Robert E. Howard en six tableaux, six itérations différentes d’un même personnage, mutant d’actrice en actrice, d’écosystème en écosystème (de la préhistoire au Brooklyn des années 80). En fans de la première heure du cinéaste que nous sommes, la liberté extatique de Conann nous séduit mais une chose est sure : il n’a pas l’intention de se faire des amis. Et pour cause, si Les Garçons Sauvages et After Blue s’offraient eux aussi sous des formes hybrides et grotesques, ils avaient soin de laisser une surface de lecture paradoxalement familière au spectateur au sein de la narration – on y trouvait au fond des commentaires très identifiables sur le genre ou l’avenir post-effondrement. En parallèle, la radicalité de Conann ne tient pas tant de son grand-guignolesque boucher et de sa sexualité débridée, que de chroniquer en permanence son propre chaos poétique, sa « barbarie ». Comme une quête d’absolu, Conann fuse à toute vitesse, sans suivre aucune règle, à l’image du film, en affrontant la violence même du temps qui passe – chacun de ses corps meurt de la main de celui qui le remplace. La malice avec laquelle Mandico définissait lui-même son film comme une « œuvre barbare » d’« artistes barbares » sur la scène du théâtre Croisette était déjà évocatrice du projet de cinéma à venir. Avec sa grande entreprise de réduction à la poésie abstraite, Conann raconte la pulsion de vivre sa vie – d’artiste notamment – par la satisfaction immédiate de tous ses instincts, mais aussi la peur de sombrer dans la vacuité. Au sommet, le dernier segment de vie de Conann (interprétée alors par Nathalie Richard) la voit se donner à manger à l’assemblée d’un dîner mondain qu’elle convie chez elle, comme une œuvre d’art ultime. Cette convocation de La grande bouffe sauce science-fiction est une des alliances les plus fines d’humour absurde et d’angoisse hallucinée qu’on puisse trouver dans la carrière de Mandico. Plus largement, Conann pourtant si hermétique par excès s’en trouve profondément émouvant dans sa constellation de micro-gestes poétiques.


Victor Lepesant & Pierre-Alexandre Barillier


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Conann - Bertrand Mandico