Binka Jeliazkova, éclat(s) d'une cinéaste révoltée - Partie 1

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Par Super Seven

le 10/03/2023

La peintre des troubles bulgares

Il va de soi que l'histoire du cinéma s’écrit au présent, au gré de découvertes incessantes, nécessaires et, parfois, ahurissantes. Si le nom de Binka Jeliazkova ne vous disait rien jusque là, c’est – tristement – normal mais rassurez-vous, cela ne va pas durer. En effet, Malavida a la riche idée de ressortir, je dirais même d’exhumer, quatre de ses films en deux parties : Nous étions jeunes et Le ballon attaché dans un premier temps, puis La vie s’écoule silencieusement et La piscine plus tard. Restons-en, pour l’heure, aux deux premiers cités, et tentons d’expliquer en quoi ce sont deux œuvres précieuses. Les trouvailles de celles-ci sont légion ces dernières années, notamment du côté des réalisatrices, entre les filmographies de Kinuyo Tanaka, Ida Lupino, ou encore Kira Mouratova. Binka Jeliazkova partage d’ailleurs avec cette dernière d’avoir affronté la censure, dans une Europe de l’est où l’expression était farouchement contrôlée, d’autant plus du fait de leur genre.

Pour autant, Jeliazkova, comme Mouratova, sont des cinéastes essentielles en ce qu’elles peignent des situations politiques et sociales avec un œil singulier et précis, souvent en n’hésitant pas à jouer d’un anticonformisme évident. Nous étions jeunes, par exemple, renvoie au propre vécu de Jeliazkova et sa participation à des groupes antifascistes pendant la seconde guerre mondiale. Bien qu’il s’agisse de son deuxième film, c’est le premier à être vraiment sorti – La vie s’écoule silencieusement a été censuré pendant trente ans –, et il intervient comme une note d’intention de son cinéma. Je vous le donne en mille, le style Jeliazkova est des plus éblouissants. Imaginez l’authenticité de Rossellini couplée à la virtuosité de Kalatozov, l’humour de la Nouvelle Vague et la poésie de Tarkovski et vous aurez seulement un bref aperçu de ce dont elle est capable. Surtout, elle met tout ceci au service de deux éléments : l’espace et l’émotion.

Dès les premiers plans, avec cette présentation de la ville, elle fait preuve d’une poésie absolue pour laisser présager la violence extrême qui règne, avec un mouvement de caméra qui part d’un bâtiment en contre-plongée pour mieux révéler un drapeau nazi et, sous celui-ci, une jeune femme qui brave l’interdit, qui déambule dans un espace doucement mort. Elle s’appelle Veska et s’apprête à entrer dans la résistance, à œuvrer dans la pénombre avec les « Lucioles ». L’obscurité et la lumière, le noir et le blanc, la mort et l’espoir. Jeliazkova travaille au corps cette dialectique, à travers Fleur et ses photographies – « Tous les gens sont blancs et noirs » dit-elle –, mais aussi par des séquences magiques, comme lors d’une marche où seuls les faisceaux de deux lampes torches sont visibles et se cherchent, se croisent. Tout fonctionne par deux, une guitare sur laquelle on gratte agit comme un écho à un vêtement que l’on recoud, les oiseaux qui s’envolent suite à une fusillade se confondent par un simple cut avec les avions ennemis prêts à bombarder.

Cette mécanique insuffle une étrange musicalité à Nous étions jeunes, celle de la complexité d’un âge où la compromission guette, où une erreur peut être fatale – mais est-ce une erreur que de laisser happer par la beauté de l’art le temps d’une danse ? Dès lors, les tentatives d’actes de résistance s’enchaînent en vain, la tension est toujours désamorcée comme les différentes bombes, renvoyant à l’impossibilité d’expression d’une rage contenue. Tout doit changer mais rien ne se passe, et c’est là que la subtile expressivité des âmes ressort de la mise en scène enlevée mais jamais emphatique de Jeliazkova. Les sentiments existent et sont arrachés au gré des visages saisis de près ou de loin, dans un gros plan derrière une porte ou par un travelling arrière qui isole sur un toit. Ce qui compte c’est le mouvement, le besoin d’agir, la liberté d’agir et, à ce compte, la plus belle scène de Nous étions jeunes ne serait-elle pas celle où Fleur descend la rue principale dans son fauteuil roulant en photographiant ce qu’elle y voit ? Jeliazkova exprime là l’ambiguïté même du cinéma, celle de figer un temps en son déroulé, de s’exprimer par l’arrêt, dans un jeu de miroir à double tranchant ; les scènes se jouent toujours deux fois, positivement et négativement, la médaille et son revers, le cinéma et la réalité.

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Toutefois, c’est dans Le ballon attaché que tout ce qui anime l’œuvre de Jeliazkova se combine le plus harmonieusement. Disons-le sans sourciller, c’est un chef d’œuvre. Satire allégorique sur l’idiotie des hommes, les ravages du pouvoir et de la soif de conquête, Le ballon attaché mêle observation du quotidien bulgare, fantaisie absurde qui n’est par ailleurs pas sans rappeler un certain Nope – une ombre plane au-dessus d’un village et effraie les habitants, alors qu’il s’agit d’un ballon géant de soie qui révèle les bassesses des êtres –, et profondément touchant. C’est une invitation à regarder le ciel pour mieux comprendre ce qui se joue sur terre, une réflexion sur les éléments, dont joue la mise en scène qui conjugue l’aérien et le tellurique, le rêve et la réalité ; le ballon flottant à gauche est confronté aux canons des fusils à droite de l’image. Ce qui dépasse l’homme et sa folle envie de maîtrise, d’appropriation. Plus encore que Nous étions jeunes, Le ballon attaché est une symphonie où les corps dansent au gré des pas invisibles du ballon, dont l’ombre agit comme un chef d’orchestre dirigeant les musiciens aux instruments de violence mais aux songes heureux.

C’est un film révolutionnaire dans le sens le plus profond du terme, entre les déplacements physiques, géométriques même parfois de l’entité et le geste de Jeliazkova, qui prend ici en otage tout un système pour le dénoncer de l’intérieur. Elle est le ballon, vendeuse de rêves qui s’exprime parfois aux habitants non sans cynisme et acidité, pour mieux développer de véritables questionnements philosophiques sur leur condition et réussir, in fine, à les rendre attachants dans leur médiocrité. C’est là la preuve d’intelligence suprême d’une cinéaste censurée qui moque un régime entier en révélant que ses victimes sont aveuglées par celui-ci. Le monstre, puisqu’il est filmé comme tel avec une malice non dissimulée, est en réalité le plus humain de tous, à l’exception d’une jeune femme – sorte d’extension ou miroir humain du ballon – qui court pour sa vie, victime elle aussi de l’aveuglement des autres, de l’envie de domination de ceux qui sont exploités. La bouffonnerie a donc ses limites, et le – double, encore – meurtre ultime n’en est que la plus terrible manifestation. Jeliazkova est une cinéaste de l’ambivalence, de la nuance, mais surtout une grande cinéaste politique dont la caméra tutoie les étoiles tout en gardant les pieds sur terre.


Elie Bartin


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