Billet FEMA 2024 #1 : Entre deux tours

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Par Super Seven

le 05/07/2024

Les jours s’enchaînent sur le port de La Rochelle. Après un week-end mêlant tension et léger absentéisme pour cause d’élection – on ne va pas s’en plaindre, au moins les gens se déplacent aux urnes –, la semaine a pris une autre envergure. Le calme initial a cédé place à une effervescence croissante, symbolisée par les files toujours plus longues et précoces pour s’emparer des précieuses contremarques coupe-file ; à l’heure où ce texte est écrit, le festival a pris la décision d’ouvrir le point de récupération plus tôt que prévu pour fluidifier la circulation. L’intérêt de ces embouteillages est qu’on n'y entend des petits commentaires à droite (tristement) à gauche (trop rarement) entre deux avis sur les films vus la veille. Entre deux tours, entre deux films, dès que l’on croise des amis ou collègues, on se lamente sur l’état des choses, la répartition des candidatures du scrutin à venir qui fait jaser, tout en évoquant la hâte, hantée d’une inquiétude, que tout ça se termine.

Il ne reste que les films pour éviter de sombrer, encore que. Difficile de ne pas voir dans chaque visionnage des parallèles avec la situation politique actuelle. C’est comme si le venin politique sévissait de l’intérieur et parasitait les émotions autres que la crainte ambiante. Heureusement, de belles surprises, notamment celles qui embrassent précisément le climat. À commencer par Plus qu’hier, moins que demain de Laurent Achard. L’émotion est nécessairement vive, le cinéaste ayant perdu la vie il y a quelques mois, mais on n’est loin de se douter de la résonance actuelle de l’œuvre. Sous ces airs d’exploration d’une certaine France dans la lignée des Renoir, Pialat ou Eustache se cache le récit troublant et singulier des dérives d’un microcosme familial en proie à toutes sortes de violences et de perturbations. La beauté cruelle du film d’Achard réside dans son intense spectralité. Il présente une galerie d’êtres déshumanisés quoique paradoxalement touchants par leurs vertiges existentiels respectifs. Il n’y a qu’à admirer les ombres de deux adolescents qui se bécotent dans une grotte pour saisir le décalage entre la poésie du premier émoi et la terreur qui s’apprête à s’abattre sur eux ; quelques minutes après, le jeune homme tente de forcer son amie à coucher avec lui. Dans ce territoire où tout se sait vite, les quelques non-dits sont des gouffres dans lesquels tout un chacun s’enfonce. C’est la relation passée entre une nièce et son oncle, et le traumatisme qui persiste chez la première, qui trouve un écho dans l’idylle malsaine entre les deux jeunes qui s’avèrent être cousins. Achard n’est toutefois jamais moralisateur, il ne fait qu’observer rigoureusement les interactions et ce qu’elles révèlent. Un constat qui fait progressivement froid dans le dos, à l’image du personnage de Karim, maghrébin hébergé par la famille qui se fait finalement insulter de « sale arabe » avant d’être poursuivi sans raison par la police. Son seul tort est d’avoir gagné une course de natation, de plaire à une des filles de la famille et de chercher à s’intégrer. Cela arrive et c’est ainsi. La grâce persiste pourtant, au gré des au revoir déchirants d’une mère à sa famille derrière une fenêtre laissant percevoir une émotion trop longtemps enfouie. L’amour pénètre enfin le champ, comblant la distance qui règne avec la caméra tout du long. Achard fait beaucoup avec peu, il nous met face à nos contradictions et nous invite à considérer nos voisins en perdition, à essayer de les comprendre plutôt que les dévaloriser. Le cinéma est résolument une affaire de communication.

La photographie aussi d’ailleurs, et ce n’est pas Raymond Depardon qui va dire le contraire. Ni Gérard Lefort. Le critique de Libération a présenté la version restaurée des Années déclic en n’hésitant pas à rappeler la « tenaille » dans laquelle nous sommes ici au FEMA, coincés entre les deux tours. « Plus que jamais le cinéma, la fiction pour lutter contre les idées noires » a-t-il rajouté, pour mieux donner le ton de ce documentaire étonnant. Depardon raconte vingt années de sa carrière, entre 1957 et 1977, durant lesquelles on retrouve la guerre d’Algérie (et un sublime cliché « Voter est un pas vers la paix » – prenez ça au pied de la lettre), un poil de mai 1968 et des bouts de 1974 : Partie de campagne avec un Giscard d’Estaing hors sol. En somme, toute une histoire de France et ses variations politiques, qui prend une saveur amère quand ce que nous voyons semble si loin de notre réalité actuelle. L'idée de rencontre prônée par Depardon est désormais en proie au renfermement sur soi le plus nocif, porté par un parti à deux lettres changeantes (passer du F au R n'enlève pas la n) alimenté par le refus de l'altérité. Le dispositif de Depardon pour nous émouvoir on ne peut plus simple et percutant : les images défilent, entrecoupées de plans du visage de Depardon face caméra qui narre son périple. Le commentaire est étonnamment poétique et critique, ne glorifiant jamais le métier de photo-journaliste pour mieux laisser poindre sa complexité comme lorsqu’il montre la photo prise par Gilles Caron de Depardon photographiant un enfant qui souffre de la famine. C’est l’étude d’un métier, d’un artisanat qui prend forme, et de l’intrication d’un savoir-faire dans la vie politique et sociale d’un pays, du monde. Depardon cherche l’humain partout, tout le temps, qu’il photographie un homme politique, un artiste ou des paysans. C’est aussi ce qui rend le film touchant et jamais irritant : sa voix tremble, bégaie, recommence. Le photo-cinéaste est gêné de cette mise en avant, insiste pour parler des autres et témoigner d’une éthique médiatique qui semble bien loin aujourd’hui à regarder la couverture des récentes législatives et les manipulations incessantes d’images et de sons. Il faut voir Les Années déclic comme un film de marcheur (pour reprendre une expression chère à Daney), une invitation à reconsidérer notre rapport aux plans, se balader en leur sein, à être alerte et critique sur ce qui nous entoure en n'oubliant pas qu’au-delà de notre regard sur le monde, lui aussi nous observe et nous parle.


Elie Bartin


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