Billet cannois #2 : Diamant Brut, Furiosa et La jeune femme à l'aiguille

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Par Super Seven

le 17/05/2024

Après une ouverture décevante, place au véritable deuxième acte cannois avec les premiers films présentés en Compétition – sur le papier, un grand cru. Pour lancer les hostilités, ce ne sont pas les grands noms qui sont appelés à la barre mais les fers de lance d’une nouvelle génération dans deux styles opposés – le « naturalisme » fiévreux du Diamant Brut d’Agathe Riedinger face au formalisme rigide de La jeune femme à l’aiguille de Magnus Von Horn. Entre les deux un interlude épique avec le retour de George Miller, presque dix ans après Mad Max : Fury Road, pour présenter le nouvel opus de cette franchise : Furiosa.

Diamant Brut

Cette compétition cannoise 2024 débute donc avec une surprise : un premier long-métrage en lice pour la Palme d’Or, Diamant Brut d’Agathe Riedinger. Un film qui, derrière le parcours d’une influenceuse Instagram pour rejoindre une émission de téléréalité, promet des études sociale et psychologique sur le contemporain.
Il faut malheureusement attendre un moment avant d’arriver à celles-ci et apprendre à encaisser certains poncifs agaçants— la caméra à l’épaule secouée et les (ultra)ralentis oniriques sont bien présents. Un dispositif formel peu original basé sur l’artifice et la superficialité pour embrasser la personnalité de Liane (superbement interprétée par Malou Khebizi dont c’est le premier rôle au cinéma), qui parasite l’accroche à une histoire bien trop familière (un récit initiatique balisé) autant qu’il donne de l’ampleur à ce qui en dénote ; la scène de l’audition simplement filmée en plan séquence est particulièrement saisissante. Cette première partie poussive permet cependant d’aborder Liane par le seul prisme du corps, la réduisant à une incarnation physique pour faire écho au traitement que réserve la télé-réalité à ses candidats : s’offrir contre un peu d’argent et une célébrité éphémère. La consomption de Liane irradie l’image qui prend un aspect brûlé pour mieux rendre compte de sa détérioration et de la perte du contrôle de soi. C’est aussi ce qu’elle renvoie sur les réseaux sociaux : un corps qui mérite d’être vu, considéré et désiré jusqu’à la prochaine « mode » qui plaira et « inspirera » la génération suivante de followers. C’est toutefois quand on ne l’y attend plus que Diamant Brut pénètre la psyché de son héroïne. Riedinger commence à mêler séquences à caractère fantasmagorique — entre les commentaires sur les réseaux de plus en plus ahurissants et des danses en guise d’échappatoires coupées brutalement pour mieux revenir à la réalité — et affinage de l’étude de personnage en confrontant son point de vue — par exemple, elle influence sa petite sœur par l’apparence — à ceux extérieurs à son microcosme. Sa mère en est le meilleur témoin, par sa présence aussi toxique qu’elle ne parvient pas à saisir réellement ce qui anime sa fille.
Riedinger fait ici preuve d’une certaine maîtrise en jouant sur les mots (les commentaires sur les réseaux sociaux) qu’elle affiche à l’écran et qui s’effacent petit à petit, semblant délimiter les actes de Liane au point de nous faire douter de leur véracité. Du « on t’aime plus que tout » au « meurs », il n’y a plus qu’un pas et c’est dans cette interstice que se dessine une remise en question existentielle. Le parcours passe à la moulinette de l’incertitude contemporaine (que croire ? Où est la limite entre l’image que l’on donne aux autres et celle qu’on nous attribue de force ?), et c’est dans le ressenti du trouble profond qui en émane que Diamant Brut trouve son plus bel éclat.

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Furiosa : Une Saga Mad Max

Autre trajectoire féminine bien plus mouvementée, l’attendu Furiosa: Une Saga Mad Max arrive enfin pour compléter Fury Road. S’il est difficile de ne pas aller sur le terrain de la comparaison, George Miller aborde ce prequel avec autant de familiarité pour l’univers qu’un regard neuf sur sa manière de le mettre en scène. La tempête de sable ne se vit plus tant de son intérieur que depuis une tente, avec du recul et une envie de narration plus classique mais réjouissante. Le ton est donné et Miller distille ses scènes d’actions (nombreuses et extrêmement généreuses) en cinq actes, entre lesquels il n’hésite à prendre le temps de poser le contexte de ce qui conduit Furiosa à s’enfuir dans l’opus précédent. Son enfance — la première heure du film — la condamne à une destination, accroît un esprit rebelle et un refus de la loyauté envers ceux qui l’enferment. Pourtant, leur but est commun : trouver ce paradis vert d’où vient Furiosa, mais pas pour les mêmes finalités (l’un veut l’exploiter, l’autre veut l’ajouter à son empire). Surtout, Miller prend un plaisir non dissimulé à rappeler le potentiel grotesque de la science-fiction pour mieux l’insuffler à ses envies spectaculaires. Sa créativité n’en est que plus forte : il substitue aux grandes perches de Fury Road des parachutes ascensionnels et s’amuse à faire se poursuivre des camions aux frondes géantes. Cette même idée contamine les humains à l’écran, particulièrement Chris Hemsworth en Dementus au faux-nez évident. Enchaînant les accents risibles, il alterne entre le courage et la lâcheté pour mieux devenir un parfait contrepied à l’Immortan Joe de Fury Road — également présent ici —, avec un sens de la bouffonnerie qui n’efface pas une profonde méchanceté (nombreuses sont les tortures qu’il inflige) et qui énerve autant qu’elle fascine. Et Furiosa dans tout ça ? Anya Taylor-Joy en livre une interprétation mutique (trente lignes de dialogues seulement), moins sûre d’elle que sa version âgée et dont les émotions passent par ses yeux, mis en évidence par la peinture noire qui parcoure son visage. Cette expressivité du regard se ressent dans une mise en scène constamment en mouvement pour accompagner le chaos grandissant. On regrette toutefois que les légendaires effets-pratiques – à la virtuosité sans pareille dans Fury Road – soient recouverts d’une surcouche numérique qui, comme déjà dans Trois mille à t’attendre, ne fonctionne pas à tous les coups. Les explosions sont parfois baveuses, les incrustations sur fonds verts criardes et certaines animations de corps (jetés, détruits) ajoutent une dimension cartoonesque tout en faisant piquer les yeux. Cela n’atténue en rien l’énergie déployée, impressionnante pour un cinéaste presque octogénaire, de sorte que Furiosa: Une Saga Mad Max prouve – mais était-ce nécessaire ? – que Miller n’a pas perdu de sa superbe et que le Wasteland est toujours aussi vivant.

La jeune femme à l’aiguille

Un monstre apparaît à l'écran, râlant, brisé, livide, mort plus qu’à moitié. Des surimpressions de visages l'immergent dans ce kaléidoscope en noir et blanc. Pourtant le chaos qui déchirent la face de ces visages paraît bien sage. C'est là le drame de La jeune femme à l'aiguille, que Magnus Von Horn arrange bien trop méthodiquement en bon premier de la classe. C’est ce que l’on pourrait appeler le "film de festival" par excellence, dans la lignée des élèves du cinéma choc à la Haneke (austérité empesée, nihilisme adolescent et sadisme psychologique sont au rendez-vous) censé bouleverser la bourgeoisie cannoise. C'est en voyant ces régurgitations que nous saisissons vraiment ce qui fait le cœur des "enfants terribles" cannois que ce sont Michael Haneke, Lars Von Trier ou Gaspar Noé : la limpidité de l'idée. Il n’y a qu’à se rappeler du Septième Continent, où une famille autrichienne vit la même journée à un an d'écart avant de se suicider lors de la troisième itération. C'est d'une simplicité pure à laquelle ne transige pas le geste d'Haneke : pas d’artifice ou d’esthétisme, il faut seulement raconter cette histoire avec efficacité et pudeur. Magnus Von Horn, lui, s’amuse à créer artificiellement un chaos à des fins subversives. Une suite de misères s'enchaînent dans un magma de violence unidimensionnel à l’égard des femmes. La "jeune femme" passe d’un mariage raté à un avortement raté et se coltine l'insalubrité de son appartement, un mari défiguré et une tueuse d'enfants – malgré les apparences, ce n’est pas une comédie des frères Coen. En somme, elle porte toutes les peines du monde.
Jouant astucieusement du contexte de l’Europe post-Grande Guerre, Von Horn peint un monde qui ne vit plus que par agonie. Un monde sans tendresse où une romance amorcée finit inévitablement en culbute violente dans une ruelle sale, annihilant avec cynisme toutes les promesses d'un futur meilleur. C'est ici que se pose le conflit moral assez tendancieux du film : doit-on mettre au monde dans ce marasme putride ? Les (rares) instants de tendresse en découlant sont toujours filmés étrangement, qu’il s’agisse d’un baiser entre ex-mariés (l’homme est montré comme un freak de cirque répugnant) ou un câlin avec un bébé capturé d’en haut par une caméra flottante et accompagné d'une bande son assourdissante et inquiétante pour marquer le sort funeste du bambin. Von Horn ne conçoit la beauté que dans la noirceur de la vie qu’il se complaît à illustrer en essayant d’évoquer les monstres et univers de Edward Munch (défilé de gueules cassées et déformées) ou F.W. Murnau (photographie contrastée convoquant l’expressionnisme allemand sans réussir à insuffler la même profondeur psychologique). Sa foi en l’espoir finit même par rendre perplexe par la trajectoire morale empruntée sur le terrain de l’avortement ; d’un côté la tueuse de nourrissons joue d’arguments pro-IVG pour justifier ses actes, de l’autre celle qui l’arrête – et est honorée pour ça – qui voit l’adoption comme seul mode d’organisation des naissances après un épisode doloriste d’auto-avortement. On aimerait retenir les moments où il oppose ses chères ténèbres au regard d'un enfant, lequel confère une certaine candeur qui manque tant à La jeune femme à l’aiguille, mais dans tout ce vacarme lugubre, à l'humanité absente, le choix de la vie semble plus animé par un dogmatisme curieux que par une volonté de croire dans l'homme.


Pierre-Alexandre Barillier, Victor Abouaf et Victor Lepesant


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