Rétrospective John Carpenter

logo superseven

Par Super Seven

le 30/04/2023


L’accidentel politique du genre

John Carpenter, LE Master of Horror, est l’un des cinéastes les plus intéressants à disséquer, ne serait-ce que parce que son cinéma est accidentellement politique. Non pas que Carpenter n’ait jamais été à charge sur certains des problèmes de sa patrie, mais sa manière de faire, elle, donne – parfois inconsciemment – une certaine ampleur à son argumentaire. Ce qui est particulièrement intéressant ici, c’est qu’une grande partie de ses films ont été écrits en réaction à quelque chose : à un mouvement de l’époque, à la guerre, à une épidémie, ... D’un cinéaste qui se fait maintenant très rare — il n’a plus réalisé depuis 2010 —, il est important d’apprécier la ressortie dans nos salles par Splendor Films de son premier film, Dark Star, mais surtout de quatre de ses œuvres majeures, récemment restaurées en 4K ; à noter que nous n’avions déjà pas manqué de célébrer ce cinéaste lors du Super Seven Club consacré à Assaut, que Bertrand Bonello avait personnellement choisi.

Fog (1980) s’inscrit dans la continuité du précédent film du réalisateur – celui qui l’a révélé aux yeux du monde –, Halloween, la nuit des masques (1978), à travers le développement d’une obsession phare de l’auteur : l’incarnation du mal. À l’instar de l’inexpressivité de Michael Myers et de son masque blanc, la menace prend ici deux formes : l’une plus métaphorique et flottante, avec le fameux brouillard éponyme, et la seconde plus concrète, avec ce que cette brume renferme : les fantômes du passé de la ville côtière d’Antonio Bay. La matérialité de ces derniers, caractérisés notamment par leurs yeux lumineux, renvoie directement à l’idée d’une menace insaisissable et à une forme, au sens shape en anglais, et donc au surnom de Myers dont ils se font les successeurs. Ce sont en réalité les victimes d’une tragédie qui a permis à une ville de s’enrichir et de grandir, cherchant désormais à se venger et permettant à Carpenter d’interroger l’héritage des États-Unis, célèbres pour s’être construits sur une exploitation de terres et de peuples.

Il est donc question d’histoire : celle au coin du feu de l’introduction qui lance le récit, celle d’une ville et d’un pays donc, mais aussi la postérité de celles-ci. Comment se réapproprier et raconter de tels drames ? Les histoires comptent, mais Carpenter décortique la manière de les raconter, particulièrement à travers le personnage d’Adrienne Barbeau, animatrice radio dont la voix et les choix musicaux accompagnent une bonne partie de la tragédie que Fog met en scène, sur un mode mineur mais passionnant.

Comme une mise en bouche finalement, avant New York 1997, son œuvre la plus frontalement politique. Carpenter revient là au western urbain, genre qu’il apprécie tout particulièrement, de The Resurrection of Broncho Billy – l’un des premiers courts-métrages auquel il a participé – au néo-western Vampires, extrêmement boudé mais qui est un pur plaisir dans sa filmographie. Dans un monde dystopique, la métropole éponyme — ou du moins l’un de ses quartiers, Manhattan — est devenue une véritable prison à ciel ouvert, simplement délimitée par de grands murs et une armée tirant à vue. Le président américain est fait prisonnier des « habitants » de New-York, et il incombe à Snake Plissken de le sauver. Pourquoi lui ? Qui est-il ? Aucune idée, et c’est normal. Plissken n’est qu’un nom sur une montagne de charisme, la version SF de l’Homme sans nom de Clint Eastwood ; un parallèle qui va jusqu’à la présence de Lee Van Cleef au casting.

Carpenter s’en prend férocement à la tête du pays, qu’il accuse de laisser place à la violence dans les rues mais aussi d’abandonner les victimes du système carcéral — ici, les détenus sont emprisonnés mais livrés à eux-mêmes dans les rues — dans une Amérique post-Watergate & Guerre du Vietnam. Une remise en question des institutions directement incarnée par le protagoniste : jadis membre des forces spéciales devenu hors-la-loi de nouveau mobilisé, n’a-t-il pas mal tourné pour avoir servi le gouvernement ? Il n’est qu’un pantin de l’État, érigé par ce dernier en « détenu spécial », un sous-homme sans droits que les têtes du pays forcent à agir dans leur seul intérêt, en promettant le pardon présidentiel à la clé du sauvetage. Un dilemme qui n’en est en réalité pas un, le mercenaire étant injecté d’explosifs pouvant le tuer à tout moment, si jamais il ne joue pas le jeu. L’influence de Snake Plissken sur l’industrie vidéoludique est d’ailleurs importante, puisqu’il est devenu, sous l’impact d’Hideo Kojima, le Solid Snake de la saga Metal Gear Solid ; ce dont Carpenter ne semble pas très content, il a même confié ne pas avoir joué à Death Stranding, car le jeu est « conçu par le type qui m’a piqué mon personnage » (extrait des Cahiers du Cinéma, n°797, avril 2023). En espérant qu’il soit de meilleure humeur pour les réinterprétations de ce film et de sa suite, Los Angeles 2013, par l’équipe de Radio Silence – déjà à la manœuvre sur les derniers Scream.

snake.png

Snake Plissken dans New York 1997


Prince des Ténèbres (1987), dont nous vous avions déjà parlé pour ses similitudes avec Assaut (un huis-clos obligé par l’antagoniste, une « foule » hors-champ...), n’est lui pas considéré comme majeur dans l’œuvre du cinéaste, à tort. Carpenter oblige, son obsession de l’idée de comprendre le mal et de le personnifier prend ici une tout autre approche. À l’instar de Fog, il prend ici deux formes : physique d’abord, avec cette « possession » qui touche les sans-abris de Los Angeles, mais également métaphysique. Le mal passe du corps (Michael Myers) à l’état gazeux (le brouillard), puis d’état gazeux à liquide. Satan, non pas en chair et en os, est ainsi réduit à un fluide verdâtre conscient, lui-même à l’intérieur d’un grand cylindre, enfermé.

Au-delà de la compréhension historique et de la crédulité de l’Homme, le cinéaste réécrit l’histoire — Jésus est un extra-terrestre — et amène l’idée que la mort n’est pas la fin. Quiconque est en contact avec le flux devient le vaisseau du Mal, les morts reviennent — du moins, corporellement — mais, surtout, Carpenter expérimente avec l’antimatière. D’abord, avec le rêve récurrent (tourné en vidéo, la matière s’en retrouve palpable) auxquels les protagonistes sont confrontés, mais aussi avec cette dimension miroir (littéralement) dans laquelle Satan est emprisonné. Comme chez Cocteau, le miroir devient portail et s’en retrouve transformé, tout comme le Mal passe du liquide au corps et, de l’autre côté du miroir, du physique au fluide.
Mais Prince des Ténèbres s’envisage aussi par le prisme de l’allégorie : celle de l’épidémie du Sida. Par sa forte propagation à la fin des années 80 — au moment de la conception du film —, il est difficile de ne pas faire le rapprochement entre la menace que Carpenter met en scène et les aprioris sur la maladie dans ces temps-là. Le manque de renseignement sur le sujet, forme d’obscurantisme, a été à l’origine d’une forte discrimination envers les malades et les homosexuels (y compris ceux ne portant pas le virus), au point que certains pensaient la transmission possible par le toucher… ou par les fluides. Une idée renforcée par l’ambiguïté sur la sexualité du personnage de Dennis Dun, Walter, littéralement coincé dans un placard lors d’une scène où il assiste à la transformation d’un des autres réfugiés dans l’église. En restant « caché », Walter évite la contamination et reste l’un des rares protagonistes à ne pas succomber au mal. Carpenter va même plus loin ensuite, quand Walter, attaqué par des femmes sous l’emprise de la « malédiction », est secouru par des hommes. Aussi, Dennis Dun étant d’origine asiatique, Prince des Ténèbres dénonce à travers lui la discrimination raciale dont étaient – et sont toujours – victimes les minorités, notamment pour l’infection du VIH. Une œuvre dense donc, politiquement riche, qui rappelle l’importance des combats menés par Carpenter à travers sa mise en scène.

Celle-ci prend une autre forme, plus directement contemporaine, avec Invasion Los Angeles (1988), très certainement le plus connu de la sélection. Dans l’idée, c’est un pré-Matrix : le monde est secrètement dirigé par des entités extra-terrestres dont seuls quelques rescapés savent la véritable condition de leur monde. À l’aide de lunettes de soleil, enlevant toutes couleurs à leur vue mais leur donnant la vérité sur ce qui les entoure, il est question de sortir l’humanité de son état de rêve et de consommation auxquels elle est forcée. Le « Reaganisme » bat alors son plein, marqué par un capitalisme croissant qui n’évoque que du dégoût chez Carpenter et l’amène à critiquer sans fard la dynamique consumériste. En refusant de nommer son personnage, il place la morale dans les mains de son spectateur. Tout le monde peut être « Nada » — seul nom donné dans les crédits, signifiant littéralement “Rien” en espagnol —, à condition de se donner les moyens de sortir de notre complaisance quant aux politiques de consommation mondiales et d’abandonner notre confort de vie au profit de combats sociétaux. Une réflexion qui prend réellement sens dans la plus célèbre séquence du film : un combat presque herculéen et ininterrompu entre Nada (d’ailleurs ironiquement incarné par le catcheur Roddy Piper) et l’une de ses seules connaissances, Frank (Keith David). A travers cette baston quasi-parodique tant elle vire au too much, Carpenter met en scène tout ce conflit intérieur de l’abandon de soi — tant celui en faveur du consumérisme que celui qui marque la fin du rêve construit par cette société — car il FAUT que ce combat soit excessif. C’est là son seul enjeu : voir, accepter de changer son monde par le port des fameuses lunettes, ce que Frank ne veut pas, et donc remettre en cause l’entièreté de la perception de l’Homme sur son environnement. La figure du sans-abri comme Héros est dès lors pleine de sens : comment peut-il abandonner ce qu’il ne possède pas ? La vision du monde ne change pas pour lui, si ce n’est qu’elle devient monochrome. Il n’est, aux yeux de la société, qu’un corps à user (il trouve un travail dans la construction en début de film) mais qui n’a pas sa place dans le grand ordre social. C’est par sa position d’outsider — il n’a pas les moyens de “CONSOMMER” ou “OBÉIR” — que peut naître le début d’une résistance.

Une résistance qui semble ne pas avoir quittée Carpenter, lui qui disait dernièrement aux Cahiers du Cinéma : “J’ai une petite idée en ce moment, j’essaie de trouver le second acte”. Alors, en attendant (et en lui souhaitant) ce second acte, il nous restera toujours le plaisir de (re)découvrir l’éternelle filmographie d’un réalisateur auquel le temps a donné raison.


Pierre-Alexandre Barillier


los angeles.jpeg

Invasion Los Angeles (1988)