Bernadette Lafont, porteuse d’un cinéma marginal et engagé

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Par Super Seven

le 09/01/2024

Bernadette Lafont, actrice fétiche de la Nouvelle Vague et icône d’une génération de cinéphiles, est également l’actrice par excellence de nombreux projets de cinéastes marginaux dans les années 1960-1970. Sa présence, même furtive, est souvent le sceau d’une nouvelle expérience cinématographique radicale – comme le sont Out 1 (1971) de Jacques Rivette, La Maman et la putain (1973) de Jean Eustache mais également d’autres œuvres moins connues : La Ville-bidon de Jacques Baratier ou Les Stances à Sophie de Moshé Mizrahi. Fouiller dans sa filmographie permet donc efficacement de découvrir de nombreux films assez fous qui appartiennent à une culture dite underground à cette époque en France (dont l’effervescence du milieu a récemment été bien retranscrite dans Jeune cinéma de Yves-Marie Mahé). Cette actrice a le don pour attirer ou se lier avec des cinéastes venus d’une autre planète tels que Nelly Kaplan ou Jacques Baratier – dont elle avoue elle-même ne pas toujours les comprendre –, et sa carrière est le reflet de collaborations fructueuses avec des personnages souvent pensés et écrits pour elle. La rétrospective « Bernadette, l’indomptable » se concentre ainsi sur cinq films permettant de faire émerger le travail de nombreux cinéastes oubliés (hormis le premier) : Les Bonnes femmes (1960) de Claude Chabrol, La Fiancée du pirate (1969) de Nelly Kaplan, Les Stances à Sophie (1970) de Mizrahi, L’amour c’est gai, l’amour c’est triste (1971) de Jean-Daniel Pollet et La Ville-bidon (1973) de Baratier ; autant de variation d’un cinéma engagé contre la société moderne entre anticonformisme et caricature qui dénoncent les discours dominants. Un cinéma contre la domination masculine, contre l’expropriation, contre le racisme.

La trajectoire de Bernadette Lafont est, de fait, assez étonnante. Fille de province qui rêvait d’ailleurs, elle entre dans le cinéma par un mariage avec Gérard Blain, rencontré au détour d’une place à Nîmes et qui lui permet de rencontrer les cinéastes de la Nouvelle Vague et surtout François Truffaut. Il la remarque le premier et lui donne son tout premier rôle dans Les Mistons (1957). Elle se fait véritablement connaitre grâce à son rôle dans Le Beau Serge (1958) de Claude Chabrol, dont l’apparition de son visage malicieux en a marqué plus d’un, puis dans le second long-métrage du cinéaste, Les Bonnes femmes, lequel dépeint les batifolages de quatre femmes qui s’ennuient dans le monde moderne. Mais la vie de Bernadette offre un modèle de femme libre bien plus impressionnant que tous les rôles qu’elle a pu avoir tant elle semble avoir toujours ce qu’elle voulait, avec une certaine légèreté, sans se préoccuper de l’avis des autres et jamais au nom de revendications particulières. Sa façon de se raconter, notamment dans son livre La Fiancée du cinéma (1985), n’a jamais été vindicative. Son statut d’icône féministe est davantage né d’une révolte douce, d’un choix de ne jamais se conformer à l’attendu dans son quotidien et par un intérêt marqué pour des personnalités hors norme. Entrée dans le cinéma contre la volonté de son premier mari, elle divorce peu de temps après son premier rôle. Puis en 1963, elle quitte cette fois le cinéma pour se consacrer à sa vie de famille à la campagne, avec son nouveau mari, l’artiste Diourka Medveczky, et leurs trois enfants, avant d’y revenir véritablement en 1968-69. Davantage modèle de liberté universelle que de femme libre, elle dépasse sans cesse cette condition pour vivre à sa guise, tantôt artiste sans attache tantôt mère au foyer épanouie, quand elle ne cumule pas les deux en même temps.

Elle joue toutefois souvent le rôle d’une femme qui use et s’amuse des hommes avec verve, que ce soit dans le mariage (Les Stances à Sophie, La tortue sur le dos de Luc Béraud) ou dans la prostitution (La Fiancée du pirate, L’amour c’est gai, l’amour c’est triste), ce qui a contribué à lui conférer ce visage très féministe. Elle prend indéniablement et manifestement plaisir à dire des horreurs, choquant ce faisant la société patriarcale, bourgeoise et raciste de son époque. Certaines de ses incarnations sont à la limite du caricatural, misandre au possible, comme dans Les Stances à Sophie, où elle projette d’écrire un traité intitulé Moeurs sexuelles des indigènes d’Europe occidentale et souhaite éduquer sexuellement l’homme qui ne satisfait jamais la femme. Elle y est épaulée par Julia, jouée par Bulle Ogier – autre figure emblématique de ce milieu cinématographique –, et invente même l’ancêtre du concept de charge mentale, qu’elle nomme l’« intendance », englobant tout le travail qui incombe à la femme à la maison. L’histoire souffre toutefois d’être une pure réaction au carcan masculin, révélant une attitude encore trop dépendante du problème initial. La libération ne procède pas de la réaction, mais ce choix permet tout de même de souligner l’impasse dans laquelle les femmes se trouvaient en 1970, auxquelles l’on voulait faire croire qu’elles avaient définitivement gagné leur indépendance alors que tout restait à faire. La qualité des dialogues est tout de même à souligner tout comme le choix des costumes, entre tenue bourgeoise et tenues hippies qui reflètent merveilleusement la trajectoire de Sophie.

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La Fiancée du pirate reprend cette idée de vêtements qui étonnent et évoluent à mesure que le personnage de Bernadette se libère, passant d’une tenue de souillon à celle de sirène hypnotique. Elle y incarne une femme exploitée dans une ferme, qui devient l’objet de tous les désirs d’un village, dont une femme et un homme marié, en passant de l’épicier au maire jusqu’au curé. Obsession malheureuse qu’elle subit et qui conduit plusieurs personnes à la violer, elle finit par se venger en faisant payer ses prestations de plus en plus chères, de sorte qu’elle réussit à se construire un véritable palais de bric et de broc dans une cabane dans la forêt. Lafont se voit offrir l’un de ses meilleurs rôles grâce à la subtilité de la vision de Nelly Kaplan, qui avait débuté en tant qu’assistante d’Abel Gance – et qui a toujours refusé quelconque étiquette, dont celle de féministe – permettant d’offrir une vue juste sur la micro-société d’une campagne depuis un point complètement décentré, comme depuis un ailleurs.

L’amour c’est gai, l’amour c’est triste de Pollet est lui le contrepoint de ces deux partitions, mais toujours le fruit d’une collaboration avec un cinéaste et documentariste inclassable, proche de la Nouvelle Vague un temps avant d’inventer son propre style plein de poésie, dans un genre réaliste mélancolique. Il met ici en scène un homme d’intérieur, qui ne sort presque jamais de chez lui – à l’instar de la place de la femme dans Les Stances –, très timide, naïf et qui ne parvient jamais à décrocher rien qu’un regard de celle qu’il aime (Chantal Goya), au milieu d’une bande d’hommes rapaces auxquels tout réussit mieux. Pollet insiste davantage sur la solitude de l’homme face à la femme libérée et insaisissable, offrant un regard plus mélancolique que les autres de la rétrospective, où la présence de Bernadette Lafont s’y fait bien moins remarquer face à un Claude Melki brillant, lyrique.

Derrière ces jeux d’appropriation des corps, présents dans les différents films, se cache en filigrane une réflexion sur la nécessité de faire sien l’extérieur, d’habiter le monde, l’importance de l’appropriation d’un coin du monde par soi. Une contrainte que crée le bidonville ou la cabane, et permet d’explorer le paradoxe entre le confort et la liberté. Avoir peu mais être chez-soi, construire un nid dans le monde où il est possible de s’exprimer plutôt que d’accepter un logement bien pensé pour un homme standardisé et dont l’agencement doit normaliser. Nelly Kaplan et Jacques Baratier caressent merveilleusement la pensée anarchiste.

La Ville-bidon est à bien des égards déconcertant mais aussi assez jouissif sur ce que le cinéaste se permet de mettre dans la bouche des politiques et promoteurs révélant tout le coté mégalo des projets d’urbanisme, lesquels sont encore au principe de nos villes : « Cette lagune pourrie, et bien c’est là-dessus que je rêve de construire MA ville, ma ville du bonheur. ». Le film se révèle ainsi très intéressant pour la documentation qu’il offre sur un moment d’urbanisme parisien avec la création des grands ensembles et villes-nouvelles, en bref la naissance de l’esthétique des tours et des barres, avec l’exemple de Créteil qui a réellement été bâtie sur une décharge.
Son ambiance surréaliste finale rappelle celle de La Fiancée du pirate. Bernadette y est une véritable apparition, incarnant un ailleurs dans la campagne ou dans la banlieue, une figure fantasque fantasmée, un absolu inassignable qui restitue parfaitement la fascination que le cinéma français lui a longtemps vouée.


Léa Robinet


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