Berlinale #8 : Timestamp, La Cache & El Mensaje

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Par Super Seven

le 22/02/2025


Timestamp

Avec Timestamp, le seul documentaire de la compétition, la cinéaste ukrainienne Kateryna Gornostai fait le choix de la multitude pour observer ce qu’il se passe dans les écoles de son pays en guerre, de la maternelle au secondaire. Tourné dans de multiples écoles et complexes éducatifs, le film indique le nom des villes visitées et leur distance par rapport au front mais sans plus de guidage géographique, dans un régime de montage « à la Wang Bing » (la longueur des séquences en moins) où l’on enchaîne les groupes et les personnages captés à distance sans que la caméra semble prendre contact avec eux, et sans se soucier d’un lien thématique immédiat. Voilà sans doute un moyen de faire entrer du paradoxe dans un genre où la note d’intention est difficilement évitable. Au contraire, Gornostai fait toujours attention à raccorder ces blocs atomiques par le mouvement qui se produit à l’écran. Des scènes de danse, pratiquées par les enfants de 2 à 18 ans, entre les cours et autres kermesses, permettent souvent de créer du liant entre les lieux et sur le temps très long du tournage. La seule image d’une petite fille détachant de petits morceaux d’un bloc de pâte à modeler au creux de sa main suffit à illustrer ce rapport du film à sa matière. Ce n’est pas sans créer de la dialectique : d’une scène de prospection des lycéens pour les faire entrer dans l’armée par sentiment patriotique à l’issue de leur diplôme, on passe à un chœur d’enfants à qui l’on fait chanter une comptine pacifiste. Plus que des impacts matériels, Timestamp donne à voir comment le contexte guerrier pénètre naturellement les imaginaires et les vocabulaires, en témoigne un cours d’anglais très débutant, prodigué à des enfants de 8 ans et portant sur la sécurité militaire alors que rien ne l’y oblige dans le sens commun. Tous les symboles d’un patriotisme combattant s’y infiltrent, alors même que – public oblige – ce n'est pas un langage d’agressivité directe qui s’y prononce. Le lyrisme d’une énième scène de ballets aux provenances multiples fait songer que la cinéaste se prend peut-être elle-même au jeu du chauvinisme mais la musique nécessairement extra-diégétique provient d’une source directe, au rendu très imparfait. Quelle que soit son idée, on n’oublie donc pas que le sentiment qui permet manifestement au système de tenir bon est avant tout une affaire d’artifice.

La cache

Avec sa voix-off introductive du point de vue du réalisateur lui-même, La Cache se montre plein de promesses : celle de ne dire que la vérité (enfin, celle qui compte), et surtout celle de rendre honneur au roman éponyme de Christophe Boltanski ayant servi de base pour cette adaptation. Le plan du récit est en effet plutôt original puisqu’il s’attache à décrire une famille juive durant la révolution étudiante de mai 68, non pas au travers de chacun de ses membres mais plutôt au travers de la maison qu’ils habitent tous ensemble, “comme une seule et même personne”. Même si chacun est nommé rapidement (il y a père-grand, mère-grand, grand oncle, petit oncle, l’arrière pays…), et que le narrateur prend la voix de Christophe, le petit-fils de 6 ans, on peut s’attendre à un huis-clos organique qui saura se jouer de l’espace de ce drôle d’appartement plein de recoins pour nous dévoiler un peu plus les dynamiques de cette joyeuse bande. Lionel Baier s’éloigne malheureusement de ce possible jeu de cache-cache pour se concentrer sur une narration à hauteur d’enfant qui voit la grande histoire entrer dans la petite. Même s’il parvient en quelque sorte à créer cette uniformité du groupe en ne mettant aucun de ses personnages plus en avant qu’un autre (quoi que père-grand – dernier rôle d’un Michel Blanc émouvant – paraît plus central), le réalisateur peine à donner corps à cette entité qui nous paraît floue à force de trop vouloir en brouiller les frontières. Le spectateur ne rencontre ni la petite histoire, ni la grande (dont Baier ne fait rien de plus qu’une toile de fond prétexte à quelques ressorts comiques) dans la rue de Grenelle. Il faut se contenter des quelques aventures à l’extérieur (souvent au volant de la voiture de mère-grand) où La Cache trouve ses quelques belles idées : un fond vert derrière les vitres donne lieu à des extravagances argentiques ou colorées qui poursuit cette idée de bulle familiale hors du monde, une discussion à cœur ouvert avec petit oncle qui advient finalement autour d’un thé sur un réchaud (avant que ce dernier ne doive se cacher sur la banquette arrière pendant que mère-grand négocie la vente de ses œuvres).
Dommage que ces fulgurances peinent à trouver un sens global dans une œuvre qui manque de souffle pour aller au bout de sa radicalité, échouant ainsi à tenir ce que les interventions vocales balourdes du réalisateur augurent.

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La Cache - Lionel Baier, en salles le 19 mars 2025

El mensaje

On découvrait dimanche le cinéma d’Iván Fund avec son deuxième long-métrage El mensaje, présenté en compétition. Ce road trip sur les routes d’une Argentine désertique et déclassée regroupe dans un van un homme, une femme et une petite fille, Anika, dotée de pouvoirs télépathiques au contact des animaux. D’un postulat entre Nomadland et Docteur Doolittle, l’image d’un noir et blanc contrastée accompagne une narration de mille zones d’ombre, jamais dissoutes par un lent rythme d’errance : si les adultes profitent du don d’Anika pour vendre ses services aux propriétaires d’animaux de compagnie, Fund n’élucide jamais la nature charlatane ou réellement magique de son pouvoir. On comprend d’ailleurs de fil en aiguille que ses deux gardiens ne sont pas ses parents, ce qui est déduit comme une évidence en premier lieu. Cette mécanique d’ébauche métonymiques de parties d’intrigues (en tout cas le pourquoi d’une situation familiale qui précède l’exploitation) permet d’absorber les affects d’une gamine presque muette tout en évacuant la part didactique ou psychologisante qui aurait pu émerger. Pendant une grande partie du film, Fund se garde d’ailleurs de montrer Anika faire usage de son don (hormis la séquence qui nous introduit cette qualité d’interprète). Ce n’est qu’à force d’errance et de contemplation que l’environnement se révèle fascinant pour Anika comme pour le spectateur, le cadre mobile de Fund s’attelant à attraper de brefs instants d’action discontinue sur les corps des acteurs ou au sein des paysages. Le geste d’une main qui en attrape une autre, le frissonnement des branches d’un arbre mort – tout arrive et se correspond sur le même plan : le message, c’est ce que la nature a à nous dire. À la fin, il n’y a plus de frontière entre ce qu’Anika traduit de la souffrance d’un animal et la solitude qu’elle semble ressentir. Qu’il y ait ou non un phénomène paranormal à l’œuvre a finalement peu d’importance : dans un film qui commençait calfeutré à l’intérieur d’un van, la nature, l’extérieur, le monde sont au moins devenus des terrains transitoires de communication entre des personnages presque muets. Judicieusement ensevelie sous des couches de minimalisme, de répétition et d’une surprenante banalité, l’euphorie enfantine sonne plus précieuse encore lorsqu’elle éclot enfin au son d’un tube des Pet Shop Boys. El Mensaje fait partie des plus beaux moments de cette compétiton, encore faut-il y tendre l’oreille…


Victor Lepesant & Pauline Jannon


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El Mensaje - Ivan Fund