Berlinale #12 : Paul, Magic Farm & Cadet

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Par Super Seven

le 01/03/2025


PAUL

Denis Côté est un habitué de la Berlinale, lui qui y a été sélectionné huit fois depuis 2012. Paul, son nouveau documentaire, observe le quotidien du sobrement nommé CleaningSimpPaul sur Instagram, un trentenaire “obèse, dépressif, anxieux socialement” (ce sont ses mots) qui a retrouvé un peu d’espoir en exécutant des tâches ménagères chez des femmes “dominatrices” en échange de petits services comme se faire promener en laisse, devenir leur table basse ou faire des squats en se faisant fouetter. Sacré programme donc, que Côté montre très crûment, la caméra n’étant jamais bien loin de son sujet. Certaines pratiques dépassent même le stade de la seule domination pour révéler les recoins d’un monde insoupçonné pour le grand public : par exemple, l’étalage de crème de donuts sur les parties intimes dans une scène très inconfortable ou l’homme au masque de chien (un puppy-play) jouant de la guitare avec l’une des dominatrices. Ce qui se joue est pourtant plus profond et c’est ce que Côté met en avant lors des échanges entre Paul et ses “prestataires” – souvent ses amies –, qui permettent au jeune homme d’apaiser, ne serait-ce qu’un peu, son anxiété sociale. Un combat qui précède le tournage puisque le film intervient alors que Paul a déjà publié 200 vidéos sur Instagram à ce sujet. D’où le choix de ne pas raconter son histoire – les causes de sa dépression, ce qu’il fait à côté… –, déjà trouvable sur internet mais de se concentrer sur le quotidien dans une durée différente de celle du format court. Cela donne l’occasion de découvrir les moments censément off où Paul parle à une possible nouvelle “cliente” sur Discord, la dominatrice lui demandant quelques détails qui éclairent davantage sa personnalité. Ce sont là des sessions de thérapie spéciales, sans mot parlé et simplement rythmées par les gros bruits du clavier de Paul ; elles servent d’interludes entre chaque ménage qu’il effectue, offrant dans cette alternance de séquences un lien entre le soin par le corps et celui par les mots. C’est hélas le seul apport réel à cette aventure avancée sur Instagram – il a d’ailleurs fait sa 500ème vidéo en pleine Berlinale! –, trop complète en soi pour apprendre ici quelque chose de neuf . Paul ne serait-il finalement qu’un coup de pub pour CleaningSimpPaul ? Peut-être mais Denis Côté a le mérite de mettre en valeur une voix unique, reposante et assez inspirante au gré de portraits croisés avec des travailleuses du sexe – quelques unes de ces dominatrices sont camgirls et l’on découvre beaucoup d’elles sans qu’elles ne parlent beaucoup – avec une énergie positive que Paul (tant le film que l’homme) arrive à rendre contagieuse, et n’est-ce pas là une raison suffisante de découvrir ce documentaire et/ou les vidéos Instagram de Paul ?

MAGIC FARM

Parmi les quelques films qui ont fait la route du festival de Sundance vers la Berlinale, Magic Farm retient notre attention. Débutant sur le tournage de l’introduction d’une émission fauchée et un peu ridicule (sorte de Strip-tease américain), le film introduit l’équipe très indie US que l’on s’apprête à suivre en Argentine : Chloë Sevigny, Simon Rex, Alex Wolff et Amalia Ulman, qui a la double casquette interprète-réalisatrice. Une entrée en matière qui cède place à un dispositif très stylistique – caméra portée, plans 360 degrés, musique “reggaeton-techno” atypique et comique… – pour amener l’interrogation centrale du projet : l’exploitation par l’image. Cela prend la forme d’une quête de sujets obscurs, parfois rigolos, à des fins sensationnalistes, sans se soucier réellement des personnes en jeu. D’où leur excursion en Argentine qui les voit, après s’être rendus compte qu’ils se sont trompés de pays, profiter de la gentillesse et de la pauvreté des locaux (ils les font travailler gratuitement) pour créer de toute pièce un sujet alors que la communauté est en proie à de véritables menaces comme l’utilisation du glyphosate qui cause des morts d’enfants et des déformations. De fait, Magic Farm questionne les attentes du public actuel, préférant rire d’une chorégraphie ridicule à l’exotisme fabriqué plutôt que s’indigner des conséquences de la crise environnementale qui fait des ravages. Même lorsque la fine équipe y est confrontée – un avion les en asperge alors qu’ils sont dans un champ –, la scène relève de l’anecdote jamais discutée ensuite, alors qu’il s’agit du sujet à mettre en exergue dans leur série de reportages, qui a bien plus de “pouvoir” que cette population n’aura jamais pour résister. C’est par cette complicité induite avec ces aliénés malgré eux que le film déploie sa richesse thématique sans lourdeur , Ulman optant pour l’humanisation de sa comédie bouffonnesque. Jouant elle-même l’une des assistantes du collectif, elle s'inclut dans cette génération viciée et participe à l’explosion de la narration dans tous les sens – une romance entre Jeff (Wolff) et la fille de leur “costumière”, une amitié (?) entre Justin (Joe Apollonio) et le gérant de leur hôtel… – pour donner à voir leur évolution au sein de ce village qui a plus à leur apprendre que l’inverse.
C’est là la force du film, celle defaire découvrir des coutumes locales, un peu accidentellement, par le biais d’un seul groupe qui n’est initialement pas intéressé par cela. En ce sens, cela peut rappeler The Sweet East qui, lui, découpe son film par personnages que Lillian rencontre dans son road-trip d’ouest en est pour toucher beaucoup de sous-histoires de la culture américaine. Ici, Ulman (qui est argentine) tend à faire découvrir ces (sous-)histoires par des yeux d’américains ébahis qui, faute de temps pour explorer toutes les pistes ouvertes, repartent avec de nouveaux horizons en tête. Tel est la réussite de cette satire, moins acerbe que chaleureuse, dont l’opacité intrigue en ce qu’elle offre de nombreux champs des possibles et une ouverture à l’autre. Vu le climat actuel américain, ce n’est pas rien.

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Magic Farm - Amalia Ulman

CADET

Avec son nouveau film Cadet, présenté en section Forum de cette Berlinale, le kazakh Adilkhan Yerzhanov revient avec un genre auquel il nous a moins habitués : l’horreur. L’ambiance inquiétante et poisseuse instaurée dans l’école militaire dans laquelle débarquent Serik (jeune garçon loin de répondre aux idéaux masculins du lieu) et sa mère contraste avec l’ironie ou la légèreté kitanesque des dernières sorties en salles du réalisateur (Assaut, L’éducation d’Ademoka), convoquant plus Kiyoshi Kurosawa dans sa manière de construire le malaise sans montrer trop d’éléments graphiques. Difficile de ne pas penser à Cure lorsqu’advient une vague de suicides provoqués par le seul regard angoissant de l’enfant. Sans être des plus subtils, Cadet opère à deux niveaux. D’une part, il s’attaque avec efficacité à l’institution militaire qui modèle les jeunes garçons à devenir des machines à obéir aux ordres et combattre, en ne montrant les élèves que dans le cadre scolaire de manière indifférenciée entre eux. En dehors des personnages centraux, les cadrages ne montrent que des groupes agissant comme un seul homme, qu’ils exécutent des exercices sous les ordres impitoyables du major ou bien deviennent tour à tour le bourreau d’un plus faible. D’autre part, il expose les vestiges de l’empire soviétique qui hantent le bâtiment et à plus grande échelle le Kazakhstan ; la caméra s’attarde à plusieurs reprises sur de vieilles photos de l’armée qui décorent les murs, et les légendes entourant les premières morts remontent à l’époque soviétique. Serik porte donc le poids de l’histoire, traversé par les démons des enfants innocemment martyrisés avant lui, et apparaît alternativement comme un enfant innocent à qui l’on en demande trop ou comme un corps possédé par une entité maléfique. Cette parcimonie avec laquelle Yerzhanov amène les éléments fantastiques pousse son entourage – tout comme le spectateur – à questionner sa santé mentale, la part consciente de ses agissements et l’ampleur des secrets dissimulés par l’école. L’atmosphère malsaine gagne toutefois le jeune cadet de plus en plus violemment (on le voit par exemple s’acharner sur un mannequin avec une baïonnette, lui qui osait initialement à peine tenir l’arme) ; de quoi faire parcourir quelques frissons sur l’échine du public jusqu’à un climax glaçant dans les sous-sols (autrement dit fondations) de l’école finissant de questionner la possibilité d’échapper à ce cercle vicieux de reproduction d’une violence transgénérationnelle.


Pierre-Alexandre Barillier & Pauline Jannon

Nos tops/flops vol.4

Top Pauline : Les sièges qui s’allongent du Cinémaxx et Cubix, incroyablement confortables.
Flop Pauline : Les journalistes étrangers qui parlent avant les séances comme s’il fallait contaminer toute la salle de leurs goûts calamiteux.

Top PAB : Le Käse-Brötchen, petit pain au fromage de Penny’s (le magasin Action version allemande), remplit bien le ventre pour une quarantaine de centimes : 7/7 de la part de l’équipe.
Flop PAB : Les spectateurs âgés, toujours aussi agréables.


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Cadet - Adilkhan Yerzhanov