Berlinale #5 : Kontinental '25

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Par Super Seven

le 19/02/2025


"Un opéra pour les clochards"

On avait laissé Radu Jude avec un film-ville passionnant et visionnaire, N’attendez pas trop de la fin du monde, qui écumait Bucarest et les mécanismes d’exploitation de la cité moderne sans relâche dans un régime de collage éreintant. C’est un Jude moins maximaliste, et totalement défait du didactisme de Bad luck banging or loony porn, que l’on trouve à l’œuvre dans Kontinental’25. Dans cette composition libre sur le thème d’Europe 51, Ingrid Bergman est remplacée par Eszter Tompa dans le rôle d’Orsolya, huissière qui découvre le cadavre d’un SDF, suicidé alors qu’elle tentait de l’expulser d’une cave au profit d’un grand plan de construction. Le quotidien de mendicité et d’errance du pauvre homme jusqu’alors à l’écran cède place à celui de la mère fouettarde, prise de remords, qui n’est qu’une simple exécutante de la machine capitaliste.
Orsolya annule ses vacances, vagabonde dans Cluj à la recherche d’une oreille attentive. Elle qui est croyante, que peut-elle encore faire pour expier son péché ? Elle consulte sa mère, aveuglée par son nationalisme hongrois, son prêtre qui lui ressert la Bible comme une boîte à outils, une amie qui lui raconte une situation similaire mais avec tout le détachement du monde. Puis quoi ?
Orsolya en a toujours lourd sur la conscience et trouve du réconfort dans les bras d’un de ses anciens étudiants en droit devenu livreur Uber Eats. Son dogmatisme à lui, ce sont les préceptes zen dont on ne saura jamais s’il les emploie avec sarcasme ou avec conviction. C’est un peu comme ça que fonctionne Radu Jude lui-même, riant toujours un peu jaune de ses situations tout en les laissant émouvoir sincèrement. C’est une ironie qui penche vers la question et non vers la leçon. Comme Orsolya, on ne perd pas espoir face à Kontinental’25 de trouver un jour une foi qui absolve les méfaits du contemporain. C’est un affect aussi pur et sincère que celui de Rossellini, sauf que celui-ci ne trouve jamais d’écho mystique ou politique en 2025. C’est là que la route de Jude croise surtout celle de Brecht : c’est l’ironie de l’observateur apeuré, celui qui sait identifier les causes et les conséquences, sait constater l’étendue de l’impuissance, et surtout se placer lui-même dans la chaîne des causalités.
Au-delà de ce qui fait passer la douleur d’Orsolya (la dérision, le sexe, le temps aussi) Kontinental’25 déroule en parallèle un autre programme, de cinéma celui-ci. Sous ses constats nihilistes, l’émotion en soi opère comme une manifestation d’espoir et c’est au filmage d’y répondre. Comme on se perdait dans les dédales d’une Bucarest tentaculaire et homogène dans N’attendez pas trop de la fin du monde, on a rarement aussi bien vu une ville au cinéma que Cluj dans Kontinental’25. Reprenant le plan signature du film précédent (notre héroïne conduisant, filmée depuis le siège passager, tout le décor en arrière-plan), Jude troque le noir et blanc granuleux contre une image à l’iPhone ultra-nette et en couleur, laissant défiler en permanence les bâtiments et les chantiers, les lieux de vie et les squats désertés.
Lorsque les tourments d’Orsolya s’apaisent et qu’elle rejoint finalement sa famille en vacances en Grèce, le film poursuit sa route, vidé de sa protagoniste humaine pour laisser toute la place à Cluj, ses habitants et ses plans de construction qui défilent. Du dilemme mystique, n’oublions pas la part matérielle – peut-être la seule qui importe, s’entend-on penser. Peut-être est-ce la sève de l’exercice de Jude : montrer les hommes incapables d’organiser politiquement le matériel car conditionnés à se perdre dans des réponses métaphysiques. C’est là que l’omniprésence du numérique agit non seulement comme marqueur de l’époque mais surtout comme absentisation / mystification des choses du réel derrière leur interface. Jude se passe bien de commentaire direct sur le sujet, mais force est de constater combien le numérique vide ses plans (et nos vies) de ses objets et de ses habitants, qu’il s’agisse des services (la livraison), de l’information (constamment présente sur un écran) ou une simple conversation (on en revient systématiquement à des échanges téléphoniques). L’économie ainsi évaporée, le politique ainsi abstraite et en contre-point, le cinéma, seul outil capable de les remettre au centre du plan en fin de conte.
Revenons-en au commencement. Lors de ses errances qui ouvrent le film, le mendiant magnifique traverse un parc, jalonné de dinosaures animés et s’y attarde, ce que reproduit Orsolya plus tard dans le récit. Le mouvement perpétuel et l’apparence synthétique de ces créatures laissent planer le doute un temps : sont-ce de grandes animatroniques ou des incrustations en réalité augmentée ? L’intérêt est dans la question, et c’est aussi dans cette strate d’indéfini que se déploie la tragédie multipolaire, aussi sèche que fertile, de Kontinental’25.

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Victor Lepesant