Par Super Seven
Perdre pied
Tout commence par une perte des eaux métaphorique où, au retour d’une séance de thérapie durant laquelle on devine la maladie de sa fille, Linda voit sa maison inondée suite à l’apparition d’un trou béant dans son plafond. Dès lors If I Had Legs I’d Kick You s'articule autour d'une idée – la maternité comme vortex qui absorbe toute la vie alentour – dont il ne dévie jamais. D'où la rencontre entre Une femme sous influence et les frères Safdie (la réalisatrice Mary Bronstein est d’ailleurs une proche des frères dont la société Elara Pictures produit le film), incarnée par cette caméra portée qui ne quitte pas une seconde sa protagoniste au quotidien étouffant. Interprétée par Rose Byrne, lauréate du prix d’interprétation à la Berlinale, Linda est prisonnière du cadre, gros plan quasi permanent sur son visage fatigué, qui relègue son mari et sa fille au hors-champ, non par pour diminuer leur importance mais au contraire pour signer leur présence envahissante dans un espace mental trop saturé.
Cette mise à distance de l'enfant étonne dans un premier temps, elle qui est si centrale au récit. Sa maladie n’est jamais clairement nommée – bien que l’on devine qu’il s’agisse d’une anorexie mentale grave, l’obligeant à se rendre quotidiennement en hôpital de jour et à complémenter son alimentation par voie parentérale la nuit – et sa voix gémissante a quelque chose d’irritant au milieu du son ambiant déjà chaotique. Pourtant, la représentation de la pression parentale à porter la responsabilité de la maladie chronique d’un enfant – d’autant plus lorsqu’il s’agit de santé mentale – s’avère plutôt juste, entre les soins constants à prodiguer et l’impossibilité de trouver l’espace pour autre chose face à l’injonction sociétale mais aussi médicale à “être un bon parent”. Cette idée est cristallisée par une séquence de groupe d’éducation parentale où chacun se voit répété que “ça n’est pas sa faute” alors même que la menace d’un arrêt des soins plane s’ils ne se rendent pas disponibles pour les rendez-vous ou n’obtiennent pas de leur enfant l’objectif de poids fixé par les médecins. Une illusion de solidarité que Linda ne peut supporter – en témoigne la place qu'elle choisit, à l'écart du groupe –, elle qui est si seule pour faire face à ses problèmes ;son mari est en déplacement pour le travail et ne l’appelle que pour lui faire des reproches avant de réapparaître presque magiquement en bon sauveur de la situation.
Pour couronner le tout, on apprend après une séance de thérapie avec son superviseur que Linda est elle-même psychologue. Une position qui signe une interdiction tacite à aller mal non seulement en tant que mère mais aussi en tant que thérapeute, la plongeant d’autant plus dans un parcours de résilience qui devient insoutenable à observer passivement. La galerie de personnages secondaires qu’elle est amenée à rencontrer, comme patients mais aussi dans ses (més)aventures, renforce ce paradoxe d’investissement forcé envers les autres tout en étant incapable de créer un lien adapté du fait du manque d’espace dont elle souffre (elle cherche désespérément un soutien auprès de son collègue et psy qui se mure dans le silence dès qu’elle déborde du cadre de l’analyse, elle rejette d’abord l’amitié étrange de son voisin d’hôtel pour finalement se droguer avec lui…). A l’inverse de son entourage proche, ceux-ci bénéficient d’un espace propre dans le champ et se révèlent chacun le miroir de l’une des facettes de Linda, notamment cette patiente et jeune mère qui agit comme le ça de notre protagoniste, cédant à la la pulsion d’abandonner son enfant (qui n’est également jamais montré à l’écran en même temps que sa mère, bien que ses pleurs envahissent le cabinet de consultation).
La descente dans l’enfer de la vie de tous les jours rappelle celle de Laure Calamy dans À plein temps, à la différence près qu’elle se matérialise à l’écran sur une tonalité plus abstraite, notamment via la récurrence de l’orifice dans sa toiture qui semble s’agrandir à chaque passage, nous propulsant dans une sorte de nouvel espace temps, au choix promesse d’un peu de répit ou trou noir qui signe la fin de tout.
Finalement, la seule manière pour la mère de s’extraire de cette spirale est un retour à l’eau dans un geste désespéré de laisser-aller et retrouver à son tour une place d’enfant, concluant d’ailleurs par une inversion des rôles : un gros plan sur sa fille qui lui promet qu’elle “va aller mieux”.
Pauline Jannon