Berlinale #6 : What does that nature say to you

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Par Super Seven

le 20/02/2025


Grain de nuit

À chaque compétition berlinoise son Hong Sang-soo, c’est désormais entendu. Nous découvrions il y a un an exactement La voyageuse, au Berlinale Palast, qui offrait un pas de côté comique délicieux à la carrière du maître coréen à travers la figure légendaire d’Isabelle Huppert. What does that nature say to you fait au contraire la part belle aux plus jeunes de sa troupe, remettant à nouveau son acteur désormais fétiche Ha Seong-guk (La voyageuse, In Water, La femme qui s’est enfuie) dans la peau de Donghwa, jeune poète perdu et éperdu qui, cette fois, subit un premier week-end dans sa belle-famille.

Si l’introduction, rencontre avec le patriarche campé par Kwon Hae-hyo, tout en hésitations et en silences gênés, semble comme un énième ressassement de scène canonique pour l’auteur, la mécanique est vite brisée par la lubie du paternel : essayer la vieille voiture, un peu miteuse, de son gendre. Le cadre toujours rigidement soumis à l’unité de lieux, le bolide se lance et part au loin, perçant ce plan en deux dimensions d’une fuite vers l’horizon. La voiture n’est que le premier signe d’un épineux décalage entre le jeune homme et ses hôtes – malgré sa très bonne naissance, le jeune poète veut vivre de son art en toute autonomie. Si la compagne semble trouver cela noble, et le beau-père amusant, il ne se défait jamais de son angoisse : ne pas être compris à travers ce choix. Il est même difficile de ne pas trouver l’idéalisme du personnage ridicule voire petit-bourgeois – en particulier dans son obstination adolescente à refuser l’aide financière de son père avocat. Comme les jeunes aspirants cinéastes de In Water, il assume de vivre au gré de son inspiration, dans un état de réception abstraite face à ce qui l’entoure. C’est d’ailleurs le retour du flou, au détour de quelques plans, qui place What does that nature say to you en corollaire de In Water, dans une itération plus narrative et présentant plus d’adversité à la marche impressionniste du regard de son personnage. Dans les deux cas, le produit de ce regard importe moins au cinéaste – les poèmes du jeune homme se trouvent être naïvement médiocres – que la présence au monde qu’il donne à ceux qu’il filme.
De fil en aiguille, la situation dégénère vers la traditionnelle scène de confrontation alcoolisée à table. Celle-ci est âpre, particulièrement violente compte tenu de la courtoisie de mise jusqu’alors. Une vraie scène d’engueulade, où, une fois n’est pas coutume, un seul personnage – ici, Donghwa – s’emporte face aux non-dits tacites de ses interlocuteurs, sans réussir à leur arracher verbalement le jugement qu’il ressent. Ce qui d’habitude fait office de climax émotionnel n’est en fait qu’un prélude à deux scènes en montage alterné. Celle où, enfin, les beaux-parents débriefent ensemble ce qu’ils pensent de leur gendre – leur bienveillance de façade laisse paradoxalement transparaître autant de tendresse que de cruauté à son égard. En parallèle, Donghwa, toujours alcoolisé, parcourt le grand jardin du domaine dont il s’était efforcé d’absorber toute la poétique beauté au cours de la journée. Mais c’est dans la nuit noire, que la caméra numérique bon marché capture en un clair-obscur tacheté, que le jeune homme semble se révéler et le film avec lui. Quelques notes planantes composées par le cinéaste lui-même viennent se greffer à un zoom lyrique sur le visage de l’acteur, qui reprend ensuite sa marche dans l’étrange jungle brune. Cet instant de transcendance, d’une poésie plastique inédite, vient ainsi casser un opus jalonné d’habitudes et opère à lui-seul la jonction entre la composition visuelle d’In Water et l’aventure quasi-mélodramatique du chef d’œuvre Walk Up.
Le cinéma de l’auteur, toujours respectueux de ses figures fétiches, est plus que jamais promis à la malléabilité, soudain pris d’une fièvre organique qui rebat les cartes d’une orfèvrerie de parole et de fixité. Ce dernier plan, flou, du jeune homme qui conduit vers l’horizon, incarne à merveille la cure de jouvence formelle permanente au travail chez Hong Sang-Soo. Un mouvement vague, maniériste en un sens, mais toujours en quête de ce que le monde a à lui dire.

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Victor Lepesant