Par Super Seven
Border-line
Après le très beau Memory, sorti l’année dernière, Michel Franco n’a pas attendu un instant avant de refaire tourner Jessica Chastain ; il faut dire que le cinéaste avait tiré le meilleur de l’actrice et (surtout) inversement, dans ce portrait d’un couple impossible tirant vers une tendresse rare chez le cinéaste.
Dreams, présenté en compétition, déploie à nouveau un amour désynchronisé. En tant qu’obstacle, la démence fait place à la condition sociale des personnages, entre Jennifer, grande bourgeoise et présidente de la fondation de la multinationale familiale, et Fernando (Isaac Hernández), danseur classique mexicain de 25 ans son cadet qui migre clandestinement à San Francisco pour retrouver sa dulcinée et vivre le rêve américain. Tous les soubresauts de cette passion sont autant de traits pour saisir les paradoxes et les hypocrisies d’une élite économique étasunienne dans son rapport à l’altérité, et en particulier l’immigration mexicaine dans cette ère post/pré-Trump. Dès les premières réticences plus ou moins polies de Jennifer à l’idée d’assumer sa relation avec l’éphèbe, on sait bien combien l’idylle sera rattrapée par les contraintes d’un capitalisme rageur et surtout quelles en seront les conséquences. L’intérêt n’est pas dans la destination mais dans ce que Franco laisse entrevoir à l’intérieur du paradoxe. Il donne chair à son sujet en propulsant les personnages comme puissances désirantes en premier lieu – elle pour l’homme que son corps réclame capricieusement dans des scènes de sexe passionnelles en plans séquences, lui pour la gloire qu’il peut embrasser sur la terre des opportunités dès lors que sa grâce naturelle peut occuper le cadre. Et ce qui pourrait sonner comme une histoire d’exploitation réciproque est aussi – l’un n‘excluant jamais l’autre – une sincère histoire d’amour, entre deux corps qui se rencontrent, s’éclipsent mais ne se synchronisent jamais. La danse comme point central de l’intrigue et de l’image est ainsi la trouvaille parfaite pour Franco, qui peut jalonner son film de silhouettes coexistantes au sein du plan et qui gravitent autour cet enjeu.
Pourtant, après avoir coincé la situation dans son dernier recoin – une résidence secondaire en Angleterre pour isoler Fernando –, Franco choisit de la faire exploser dans la brutalité qui a fait son renom quoique récemment délaissée – pour le mieux vous l’aurez compris. Il rature par-là l’idée motrice de l’heure-et-demie précédente : celle d’une bourgeoisie à la violence sournoise voire inconsciente, au regard sincèrement bienveillant et même amoureux. Cède à cela la vieille analogie en vase clos, opérée mécaniquement par une boucherie froide chic et choc à double sens à laquelle le festivalier aguerri a fini par s’habituer. Ainsi, plus que les personnages ou les spectateurs, c’est son propre film que Franco massacre sous nos yeux atterrés, livrant un cas d’école d’auto-sabotage express. Dreams s’est-il rendu infect dans la crainte de finir un beau film sans éclat ? ou dans celle de ne pas faire suffisamment événement en festival ? La question reste ouverte, mais on gardera tout de même en nous ce rêve déçu : que le métrage se soit arrêté, tel quel, en apothéose, au bout d’une heure vingt. Si le film se clôt abruptement sur un cassage de genoux, on dira plutôt qu’il s’est fait les croisés.
Victor Lepesant